40 Trois circonstances intimement liées semblent s'être combinées pour donner naissance à cet état de choses : le problème posé par le « révisionnisme » ; la tentative du Parti de refondre son idéologie de façon à répondre aux exigences du totalitarisme tout en empêchant son utilisation hérétique ; enfin la plus grande netteté que prend dans l'esprit des dirigeants l'image jusquelà un peu brouillée de l'avenir. Les révisionnistes de Hongrie, de Pologne et de Yougoslavie remirent en valeur certains dogmes marxistes démocratiques après des années de sommeil dans les textes officiels. Des formules co,mme « contrôle ouvrier », « dépérissement de l'Etat », « passage de la nécessité à la liberté », naguère invoquées dans les grandes occasions avec une solennité automatique, devenaient des slogans de révolte contre la dictature de la terreur. Les dirigeants soviétiques furent atterrés de voir leurs expressions rituelles remettre en question les fondements de leur pouvoir. Ils s'aperçurent que leur magasin d'armes idéologiques contenait des épées à double tranchant. Une des leçons des événements de Hongrie et de Pologne, et de quelques remous intellectuels en URSS même, c'est la puissance inhérente aux idées 7 • Sous la terreur, il est vrai, les idées se taisent, mais le voile du silence dissimule une vie léthargique. Lorsque les circonstances provoquent un relâchement, ces idées peuvent éclater en une action insurrectionnelle. Les mots d'ordre du révisionnisme étaient d'autant plus dangereux qu'ils apparaissaient non pas sous une mise bourgeoise, étrangère et vulnérable, mais dans le costume légitime et familier du marxisme, faisant valoir leur orthodoxie en face des faussaires officiels du credo marxiste. Un écrivain soviétique l'a dit : Le problème du dépérissement (...) de l'État socialiste est la thèse fondamentale, la véritable idée fixe du révisionnisme contemporain. Aussitôt que se pose la question de l'État, on la fait dévier vers celle de son dépérissement (Voprossy filosofii, n° 4, 1960, p. 14). Il fallut supprimer les nuances hérétiques de pareilles doctrines en leur donnant une interprétation compatible avec la perpétuation du totalitarisme. Il fallut verser un vin nouveau dans les vieilles outres libertaires du marxisme, un vin qui n'enivrerait pas du désir de liberté, mais instillerait une calme soumission à l'ordre totalitaire éternel. Réalités et promesses UNE DES CONTRADICTIONS du communisme a toujours été, d'une part, son exigence d' obéissance absolue et le châtiment au moindre signe de 7. Cf. V. L. Israelian et N. N. Nicolaiev : « Iz istorii ideologitcheskoi podgotovki kontr-revolioutsionnovo m.iateja v Vengrii osiéniou 1956 goda», in Voprosy istorii, n° 12, 1957, pp. 59-76. (Hommage involontaire de Khroutchchev à la puissance des intellectuels et des idées, cité p. 76.) Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE résistance, d'autre part, l'enseignement, à travers les textes marxistes, d'une aspiration à un ordre social meilleur. Un peuple soumis au pouvoir omniprésent de la police, souffrant d'inégalités criantes dans les revenus et les conditions, enchaîné à un travail servile, pouvait toutefois parler à voix haute d'un État futur que les dirigeants euxmêmes avaient pour mission d'édifier ; un État dans lequel la police et les organes du gouvernement n'existeraient plus, où régnerait une entière égalité sociale et où ·chaque individu pourrait pleinement s'épanouir. Les conditions matérielles d'une réalisation de la grande promesse étant enfin en vue, les sujets soviétiques commencèrent à poser des questions précises sur « la nature des futurs ~ organes de gouvernement dans les villages et dans les villes ainsi que sur d'autres détails de la vie communiste» (Kommounist, n° 12, août 1960, p. 114). Un propagandiste de la région de Saratov demanda à Moscou renseignements et conseils sur la société future : accablé d'un «déluge» de questions auxquelles il ne savait répondre, il courait le danger de « compromettre son autorité » (ibid., p. 111). Un écrivain exprimait la crainte qu'une « personne déraisonnable »puisse se former la notion suivante du communisme : Vous vous levez le matin et vous vous mettez à réfléchir : Où irai-je travailler aujourd'hui ? A l'usine comme ingénieur en chef ? Ou bien irai-je rassembler la brigade de pêche ? Peut-être prendrai-je l'avion de Moscou pour diriger une session urgente de l'Académie des sciences ? Le Kommounist remarque laconiquement : «Cela ne sera jamais le cas» (ibid., p. 117). Les idées sont des forces qu'aucune dictature ne peut impunément ignorer. L'imagination eschatologique menace de devenir une source d'indiscipline, un foyer d'espérances «dangereuses », incompatibles avec les droits absolus de l'État.. L'ordre totalitaire doit être substitué à la vision anarchique sans toutefois se priver de l'enthousiasme et de la ténacité que celle-ci avait suscités. Dès le 13 octobre 1952, Poskrebychev, secrétaire de Staline, avait dénoncé dans la Pravda ... ... ceux qui attendent l'avènement du communisme comme d'un paradis céleste. Ils s'assoient et se demandent : « Quand donc proclamera-t-on le communisme ? La société nous distribuera-t-elle bientôt des biens selon nos besoins ? » Huit ans plus tard, l'organe théorique du Parti avertissait que la définition de la société future ne doit admettre ni « simplification excessive » ni « projets insensés» ( projektorstvo) : ...écrire aujourd'hui sur l'avenir est devenu plus complexe que jamais. Le temps de l'utopie, des envolées de l'imagination est passé; celui de responsabilités accrues dans l'analyse de la réalité et la prévision de l'avenir l'a remplacé (ibid., p. 113).
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==