58 de la marche de l'histoire. Malgré le souci d'inf ormation objective, il s'agit toujours d'un long réquisitoire assorti de l'annonce prématurée de catastrophes qui finiront par arriver, mais en général beaucoup plus tard. Contrairement à ce que pourraient attendre ceux qui ont une vue naïve dù «matérialisme historique », Marx, comme le note Rubel, se montre beaucoup plus soucieux des événements politiques et financiers que proprement économiques. C'est ce qui l'amène assez paradoxalement à sous-estimer les réalisations économiques du Second Empire dues en partie à l'influence des anciens saint-simoniens. La politique internationale est toujours appréciée par Marx en fonction des chances d'une issue révolutionnaire dans le monde entier. C'est ains_iqu'en 1858, contrairement à Lassalle qui préconisait la neutralité allemande, sauf dans l'hypothèse d'une annexion par la France des territoires italiens, Marx souhaite une intervention de la Prusse en faveur de l'Autriche, prélude, selon lui, à une guerre révolutionnaire contre la Russie. Il ne voit guère en effet dans Napoléon III qu'un pion sur l'échiquier du tsarisme, qui demeure pour lui l'ennemi principal. C'est aussi pourquoi la guerre austro-prussienne lui paraîtra assez calamiteuse, tandis que son attitude « antifrançaise » en 1870 lui sera inspirée par le même principe. Il est assez injuste d'évoquer à ce propos, comme l'a fait autrefois Charles Andler, le «pangermanisme». Les textes de Marx prouvent que sa haine de Badinguet et son ressentiment à l'égard de Proudhon, qui s'étend à un moment donné à la classe ouvrière française, ne le portent nullement à souhaiter une victoire décisive de la Prusse (p. 144). Selon Rubel, dans sa conclusion, Marx a vu dans la structure de la Commune l'antithèse de celle du bonapartisme, ce qui n'est pas douteux. Mais cela suppose aussi qu'il accorde que l'antithèse de l'État et de la société correspond exactement à celle du capital et du travail (p. 159). Or s'agit-il d'autre chose que d'une correspondance analogue et n'est-ce pas le problème que Marx n'a pas véritablement élucidé, eu égard aux conséquences ultérieures que l'on peut observer dans le développement théorique et pratique du « marxisme » ? AIMÉ PATRI. Défaitisme historique E. M. CIORAN: Histoire et utopie. Paris 1960, Gallimard, coll. « les Essais», 194 pp. CETÉMIGRÉroumain, qui écrit dans un français du xviue siècle, appartient à la grande lignée de nos moralistes. Que l'on imagine un dialogue entre Joseph de Maistre et D.-A.-F. de Sade Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL rencontré dans un salon ou dans une prison, les deux interlocuteurs se fondant insensiblement l'un en l'autre pour ne plus composer qu'un seul penseur. Au comte, le marquis aurait emprunté l'élégance intellectuelle et la délicatesse morale qui lui faisaient quelque peu défaut; en échange, le diplomate savoyard aurait reçu de !'embastillé sa logique volontiers égarée, son outrance et finalement l'atrocité de ses propos « philosophiques». Pareille rencontre avait été évoquée par Baudelaire. Ce n'est pas ici qu'il aurait fallu parler d'un tel livre si l'auteur était resté seulement un« moraliste », mais, comme l'indique le titre, son essai appartient au genre de la philosophie politique. Moraliste, E. M. Cioran le demeure cependant parce qu'il met en œuvre, pour étudier les turpitudes des princes et de leurs sujets, une méthode semblable à celle de La Rochefoucauld dans son examen du comportement des personnes privées. C'est dire qu'un noir pessimisme l'anime et, semble-t-il, un véritable défaitisme historique. Les écrits de Cioran sont toujours faits pour priver de courage ceux qui tenteraient d'en avoir. Le parti pris est éclatant, mais _avec du parti pris on creuse souvent en profondeur, ce qui ne messied jamais en psychologie, et même en psychologie politique. (Dans ce livre-ci, on ne trouvera aucune sociologie proprement dite, si l'on entend par là une discipline qui se propose de traiter les faits sociaux « comme des choses».) C'est donc avec profondeur que Cioran décompose l'inquiétant mélange d' «innocente » naïveté et d'agressivité apocalyptique qui, selon lui, constitue l' «utopie». Il n'oublie d'ailleurs pas que la composante apocalyptique qu'il introduit - peut-être en contrebande - chez les utopistes français est d'origine slave, dostoïevskienne. C'est sa façon de prolonger Les Soiréesde SaintPétersbourg. Ces considérations, qui ne présentent systématiquement que les raisons de désespérer, sont fausses, partiales, injustes. Mais le sourire glacé du roué témoigne suffisamment qu'il sait ce qu'on pourra lui rétorquer, et qu'il ne s'en inquiète pas puisqu'il a d'avance renvoyé le compliment. Celui qui traite les faits sociaux, et même les «idées», comme des choses aura cependant des raisons de protester. Ajustant le masque de ce dernier personnage, le signataire de la présente note le fait à regret, par conscience professionnelle ou si l'on veut par pédantisme obligeant. Il n'est pas vrai qu'il n'y ait jamais eu aucun « anarchiste » anglais, comme le soutient Cioran p. 52. Nous lui suggérons d'avoir un entretien privé avec le Satan de Milton, qui ne manquerait pas de faire connaître sa postérité. La question n'est pas dénuée d'importance puisque Cioran suppose pour les besoins de sa démonstration que les Anglais, dotés de sages institutions, ne peuvent être qu'un peuple de conformistes stupides : erreur de fait. Plus subtile est la contre-
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