Le Contrat Social - anno VI - n. 6 - nov.-dic. 1962

revue historique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle :- NOV.-DÉC. 1962 B. SOUVARINE ......... . MICHEL MASSENET ... . BERTRAM D. WOLFE .. . N. VALENTINOV ....... . Vol. VI, N° 6 Idéologie et phraséologie La Constitution après la réforme Constance du despotisme soviétique Boukharine, sa doctrine, son «école» ANNIVERSAIRES L'année Rousseau SIMONE PÉTREMENT ... Rousseau et la liberté BERTRAND DE JOUVENEL Théorie des formes de gouvernementchez Rousseau LÉON EMERY . . . . . . . . . . L' «Emile» et l'homme moderne Z. JEDRYKA . . . . . . . . . . . . . Du gouvernement de la liberté selon Rousseau DÉBATS ET RECHERCHES LUCIEN LAURAT ....... . Karl Renner et la socialisation QUELQUES LIVRES SIDNEYHooK : Le révisionnisme Comptes rendus par Louis RouGIERet YVES LÉVY Correspondance - Commentaires INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco Ir ,

• • Au sommaire du .volume IV (année 1960) du CONTRAT SOCIAL Véra Alexandrova .................. . B. Aun,ont ........................•. Paul Barion ........................• - R. V. Burks ......................... . Michel Collinet . ..................... . - Daya ................................ E. Del i mars ........................ . Léon Emery ......................... . J. F. Hough ......................... Naoum lasny ....................... . Paul lgnotus ....... ·................. . Leopold Labedz .................... . Lucien Laurat ...................... . Yves Lévy .......................... . S. Lochtin .......................... . Léo Moulin ......................... . K. Papaioannou ............••..•.... Aimé Paf ri ..................•........ Richard Pipes ..... '.................. . Lazare Pistrak ...................... . W. W. Rostow .....•••..••.......... Juergen Ruehle ..................... . Théodore Ruyssen . .................. . Leonard Schapiro .................. . B. Souvari ne ........................ A. Spinelli .......................... . D. W. Treadgold .................. .. N. Valenti nov ..•••.................. R. L. Walker ......................••• Jeunesse et littérature soviétiques France et U.R.S_.S.: économies comparées Despotisme, totalitarisme et classes sociales Une tranche de vie soviétique L' «appareil» L'homme de l'organisation Saint-Simon et l'évolution historique Saint-Simon et la « société industrielle» Des valeurs essentielles en politique Le retour de Lyssenko Difficultés de l'agriculture soviétique · Technique et communisme Perspectives du socialisme démocratique Tolstoï et l'ère des masses L'élite technique en U.R.S.S. Revenus des paysans et des ouvriers en U.R.S.S. La Hongrie trois ans après L'histoire du P.C. de !'U.R.S.S. Marxisme et socialisation Les partis et la démocratie (Ill) La guerre dans le roman soviétique Origines des techniques électorales Marx et le despotisme Marx et l'Etat moderne Quelques subtilités du marxisme Max Weber et la Russie La coexistence selon Lénine Croissance des nations Le théâtre soviétique Les chances du fédéralisme Histoire et mythologie La réforme judiciaire en U.R.S.S. Le culte de Lénine · Coexistence et lutte idéologique La quintessence du marxisme-léninisme Khrouchtchev révisionniste Vent d'Est Ombres chinoises Démocratie et nationalisme Désirs et réalités Lénine philosophe Le culte de Mao PAGES OUBLIÉES - ANNIVERSAIRES Ivan Pavlov ......................... Pierre Leroux ...................... . Théodore Jouffroy .................. . Léon Tolstoi ........................• V. A. Maklakov .............•........ Le réflexe de liberté De l'individualisme et du socialisme Comment les dogmes finissent Liberté et nécessité Tolstoï et le bolchévisme , Les six numéros constituant le volume IV sont en vente à l'administration de la revue, 165, rue de l'Université, Paris 7e Le numéro : 2 NF Bibl.ioteca Gino Bia·nco

kCOMB.i SOClll rft'ue ltistori4ue et critù1ue Jn /11its d Jes itlùs NOV.-D~C. 1962 - VOL. VI, N° 6 ' SOMMAIRE Page B. Souvarlne • . • . • • . • IDÉOLOGIE ET PHRASÉOLOGIE. . . • . . • . • . • . . . . 311 Michel Massenet • • • . • LA CONSTITUTION APRÈS LA RÉFORME. . . . . 316 Bertram D. Wolfe.... CONSTANCE DU DESPOTISME SOVIÉTIQUE . . 324 N. Valentinov . • • • . . • BOUKHARINÉ, SA DOCTRINE, SON «ÉCOLE» 331 Anniversaires L'année Rousseau Simone Pétrement •••• ROUSSEAU ET LA LIBERTÉ . . . . . . . . . . . . .. . . . . 340 Bertrand de Jouvenel • THÉORIE DES FORMES DE GOUVERNEMENT CHEZ ROUSSEAU 343 Léon Emery . . . . . • . . . L' « ÉMILE» ET L'HOMME MODERNE . • . . . . . . 352 Z. Jedryka . • • • • • . . . . DU GOUVERNEMENT DE LA LIBERTÉ SELON ROUSSEAU 357 Débats et recherches Lucien Laurat Quelques livres Sidney Hook . . . ... . .. . . .. . . Louis RougIer ••..... Yves Lévy •••......•. KARL RENNER ET LA SOCIALISATION . . . . . . . 365 LE R~VISIONNISME• • • • . • • • • • • • • . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . 370 L'ÉTAT JÉSUITE.DU PARAGUAY. de LOUIS BAUDIN . . . . 374 LE. R~t.RE.NDUMDU 8 JANVIE.R1961 • . • • • • • . . . . . . . . . . 37S Correspondance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 380 Commentaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381 Livres reçus Bibhoteca Gino Bianco

' . DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGE.RCAILLOIS ... N• 41 : Janvier-Mars 1963 SOMMAIRE Questions de sociologie religieuse Mircea Eliade. . . . . . . . . . . . . Survivances et camouflage des mythes. Kostas Papaioannou RegnumHominis. Sujet et objet de la pensée moderne. . . . Roland·Crahay Structure politique de l'anthropologie religieuse dans la Grèce antique. Erich Isaac . . . . . . . . . . . . . . Mythes, cultes et élevage. E. Michael Mende/son...... L'utilisation du scepticisme religieux dans la Birmanie d'aujourd'hui. Arnold A. T. Ehrhardt Les chrétiens et l'autorité. RÉDACTION ET ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris-16e (TRO 82-21) Revue trimestrielleparaissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris-78 , . Les abonnementssont souscritsauprès de cette maison (CCP· 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5 NF ' Tarif d'abonnement : France : 18 NF ; Etran·ger : 23 NF. . . Bibliot_ecaGino Bianco

, rev11eltistorique et critique Jes faits et Je1 idées Nov.-Déc. 1962 Vol. VI, N° 6 IDÉOLOGIE ET PHRASÉOLOGIE par B. ·Souvarine UN AN a passé depuis qu'un Chinois invité au dernier congrès communiste à Moscou s'est permis de faire entendre sa note . discordante en déplorant que le « parti frère » d'Albanie ait été condamné en public, sans consultations préalables entre égaux. Tchou En-lai estimait que ce n'était pas là « une attitude marxiste-léniniste sérieuse ». Ces quelques mots devaient provoquer, tout au long de l'année écoulée, un océan de commentaires sous forme d'articles innombrables, de doctes études dans des revues savantes et de gros livres dont la conclusion prudente contredit la démonstration laborieuse qui précède. Cependant qu'à Moscou et à Pékin comme à .Tirana et à Belgrade, et même à Oulan-Bator en Mongolie où les communistes ont célébré le 800° anniversaire de GenglS Khan, les dirigeants rivalisaient d' orthodoxie en se réclamant d'une idéologie commwie, le marxisme-léninisme. Toute la littérature d'exégèse en Occident peut se résumer en quelques lignes : le conflit « idéologique » entre communistes chinois et soviétiques s'affirme désormais au grand jour, prometteur de rupture ; au libéralisme paisible de Khrouchtchev s'oppose l'intransigeance belliqueuse de Mao ; le grand schisme du communisme doit rapprocher des démocraties occidentales les révolutionnaires assagis, tenants de la coexistence pacifique, pour empêcher une guerre thermonucléaire que voudraient déchaîner, de Pékin et de Tirana, les vrais disciples de Staline. Le schéma s'enrichit de révélations intermittentes, tantôt sur la fraction prochinoise du Présidium à Moscou, qui mène la vie dure à Khrouchtchev ; tantôt sur l'imminence d'une Biblioteca Gino Bianco explosion atomique en Chine, grosse de conséquences prochaines ; tantôt sur le « polycentrisme » qui doit disloquer le « camp du socialisme». Au cours de l'année passée, tous les thèmes ressassés antérieurement sur le conflit « idéologique » ont alterné en Occident, dans la presse qui façonne l'opinion publique et dans les déclarations d'hommes politiques en vue, sans déceler pour autant la moindre divergence ayant trait à l'idéologie (si les mots ont un sens). Le marxisme-léninisme des dramatis personae reste immuable, consigné dans des textes solennels. Du côté communiste, les interprètes attitrés de la doctrine ne se lassent pas de préconiser la coexistence pacifique, tant à Moscou qu'à Pékin, et de condamner à la fois le révisionnisme et le dogmatisme, ou l'opportunisme et le sectarisme. Pourtant la discorde est là, qui bat son plein et qui, pour n'être pas idéologique, n'en mérite pas moins d'être observée de sang-froid et sans illusions, à l'encontre des interprétations trompeuses qui égarent la politique des démocraties dans la guerre froide. On a pu citer tant d'attestations chinoises de fidélité ou de ralliement à la coexistence pacifique qu'il semble superflu d'en accumuler davantage. Pourtant, celles de la dernière année, postérieures à l'incident du 19 octobre 1961 au congrès de Moscou, prennent une valeur particulière, en pleine orgie de spéculations occidentales sur le conflit «idéologique». A Genève, en juillet dernier, le maréchal Tchen Yi, ministre des Affaires étrangères, a prôné la coexistence pacifi~ue et s'est prêté à une interview. A la question : « Voulez-vous expliquer , I'

312 . vos soudaines références à la coexistence pacifique ? », il répond : « Ce n'est rien de nouveau. Nous avons toujours été en faveur de la coexistence pacifique. Toute idée du contraire ne vient que de la presse occidentale. Les Américains disent qu'ils ne veulent pas la guerre, les Anglais disent qu'ils ne veulent pas la guerre, les Français disent qu'ils ne veulent pas la guerre. Même si nous voulions combattre, qui pourrions-nous combattre ? » (Time du 3 août 1962). En septembre dernier, le Comité central du parti communiste chinois adoptait une résolution que le communiqué officiel résume en ces termes : « ••• Développer, conformément aux principes de l'internationalisme prolétarien, les rapports d'amitié, d'assistance mutuelle et de coopération avec l'Union soviétique et les autres pays frères socialistes ; faire prévaloir, sur la base des Cinq principes, la coexistence·pacifique avec les pays de régime social différent et combattre la politique impérialiste d'agression et de guerre», etc. Plus loin : « Nous devons continuer (...) à défendre les principes révolutionnaires des Déclarations de Moscou de 1957 et 1960, à combattre sans défaillance le révisionnisme moderne, danger principal pour le mouvement communiste international (...) ; nous devons en même temps combattre sans défaillance le dogmatisme, le sectarisme, le chauvinisme de grande puissance (...); en bref, nous devons lutter pour préserver la pureté du marxisme-léninisme » (la Nouvelle Revue internationale, de novembre 1962). Abstraction faite du verbiage, de redondances abrégées ici, les affirmations relatives à la coexistence pacifique, aux Déclarations de Moscou, au révisionnisme, au dogmatisme, au marxismeléninisme, sont les mêmes que chez Khrouchtchev. Cependant l'éditorial de la revue citée, organe officiel du communisme, réplique en son jargon : « Sans doute, en paroles et en principe, les dogmatiques ne sont-ils pas, eux non plus, contre la lutte pour la· paix, contre la coexistence pacifique, et parfois même ils reconnaissent dans l'abstrait que ces revendications peuvent être satisfaites. Mais qu'on en vienne à parler des tâches concrètes qu'on ne peut négliger · sans gue la lutte pour la paix ne devienne du vent (...), voilà les dogmatiques qui se mettent à gémir sur l'abandon des principes, à lancer des accusations de lâcheté devant l'impérialisme sinon de renonciation à la révolution. Mais dans le même temps, ils n'apportent et ne peuvent apporter aucune contre-proposition pratique véritablement réalisable. Tout ce qu'ils demandent, ce sont des discours condamnant l'impérialisme » (ibid.). Il ne s'agit donc pas d'idéologie, mais de chicanes inavouables, et inavouables de part et d'autre, quant à la mise en pratique des idées communes. La revue communiste confirme nos articles parus ici-même, notamment Vent d'Est (septembre 1960) en disant, somme toute, que . Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL la rhétorique chinoise n'est que « du vent», et Ombres chinoises (novembre 1960) ainsi que Khrouchtchev et Mao (avril 1961) en constatant que la surenchère chinoise se ramène à cc des discours ». Ce sont les commentateurs occidentaux qui prennent trop au sérieux le verbalisme monotone, à la longue écœurant, de Mao et consorts ; qui sont dupes des racontars de Tito sur les 300 millions de Chinois destinés à survivre en cas de guerre ·nucléaire ; qui inventent une fraction chinoise au Présidium, ·concurremment à une « pression des militaires », chaque fois qu'un geste de Khrouchtchev leur paraît incompréhensible. Quant aux causes de la discorde réelle qui alimente la chronique, le secret dont s'entourent les deux cercles dirigeants du communisme ne se laisse plus ou moins déchiffrer qu'à l'aide d'une « ignorance éclairée», sous réserve de rectifications possibles à mesure que le temps passe. Les hypothèses formulées dans nos articles déjà mentionnés, puis dans Le spectre ~ jaune (notre numéro d'avril 1962), ne sont pas infirmées par les données plus récentes. MAo n'entend point se subordonner à l'hégémonie de Moscou, traditionnelle dans le monde communiste. Incapable de rien . concevoir de son crû en matière doctrinale, ou idéologiq~e, pour ambitionner une supériorité imaginaire qui l'érigerait en théoricien du marxisme-léninisme, ce en quoi il n'est qu'un vulgaire imitateur de Staline, il a cherché dans les saintes Ecritures de ses maîtres, dont sa connaissance est tardive et très limitée, des arguments à s'approprier pour se faire valoir. Il n'a trouvé que dans la _ brochure périmée de Lénine sur l'impérialisme un thème à exploiter, celui qui interprète certains phénomènes économiques du xrxe siècle comme inhérents à la nature du capitalisme et portant en eux la guerre « comme la nuée porte l'orage » (trouvaille de Jaurès, non de Lénine ; expression de poésie, non de science). Il ne sait que rabâcher son refrain sur l'impérialisme américain et l'inéluctabilité des guerres, sans être capable de traduire en actes ses paroles creuses et vaines. Il lui est plus facile, à l'instar de Staline, de se faire encenser dans son pays pour compenser son infériorité intellectuelle par le « culte de la personnalité», mise en scène qui peut abuser des masses ignorantes en Chine et des « intellectuels » stupides en Occident, mais ne trompe personne dans l'oligarchie communiste à Moscou, ni à Belgrade ou ailleurs. On comprenp. qu'il ait ressenti le déboulonnage de Staline comme un coup porté par Khrouchtchev à son propre prestige. Divers signes donnent à penser que l'jncompatibilité d'humeur entre les deux personnages - s'est envenimée par suite d'exigences chinoises impossibles à satisfaire. Non pas en matière

B. SOUV ARINB d'aide alimentaire directe, comme le supposent tant de commentateurs depuis la famine, car l'Union soviétique ne dispose nullement de surplus substantiels à offrir en dons ou à exporter à crédit. Il est hors de question qu'elle nourrisse des millions de Chinois affamés par Mao : seuls les Etats-Unis en sont capables. Une aide technique à la mesure restreinte des moyens soviétiques serait dans l'ordre des choses, mais elle a été accordée pendant une dizaine d'années sans désarmer la morgue et l'ingratitude chinoises, pour finir par le rappel des techniciens ; si ce rappel est total, .diverses hypothèses sont plausibles, sauf celle qui a eu cours en Occident et prêtait à Khrouchtchev le souci de soustraire son personnel technique à la propagande« dogmatiste»; la plus vraisemblable est que l'expérience déconseillait de continuer la collaboration avec des gens qui ne suivent pas les conseils et se rendent odieux à leurs instructeurs. C'est à propos des armements que Mao a dû éprouver les pires déceptions. Il eût été vraiment insensé de lui fournir sous ce rapport les moyens matériels d'appuyer ses provocations verbales et de lui permettre ainsi une politique extérieure contraire à celle du pouvoir soviétique, au nom d'une idéologie commune. Visiblement, Moscou n'a pas accordé ce qu'il fallait pour affronter . sérieusement le « tigre de papier » dans le détroit de Formose, ni pour hâter le progrès chinois sur le plan atomique. Depuis des années, il se trouve des devins en Europe et en Amérique pour annoncer une prochaine explosion nucléaire en Chine, tandis que Tchou En-lai s'avoue incapable de la prédire (cf. Khrouchtchev et Mao, notre numéro de mars 1961). Le 16 mars dernier, une dépêche de Belgrade à laquelle faisait écho, deux jours après, une « rumeur » de Hong Kong, avisait le public des deux mondes au sujet de ladite bombe imminente. Le 28 août, certains « observateurs » qui n'ont rien à observer mandent de Hong Kong au New York Times qu'un engin atomique chinois va exploser le 1er octobre. Le même jour, le correspondant du Monde à Washington fait état des confidences d'un haut fonctionnaire américain sur les progrès «nucléaires » de la Chine, celle-ci étant «capable d'ici à quelques mois de procéder à son tour à une explosion». M. Arthur Dean, délégué des Etats-Unis à la conférence de Genève sur le désarmement, le confirme le 17 septembre. Le 27 de ce mois, le Monde publie un article daté de Hong Kong signalant une crise « dans l'entreprise de la Chine pour se donner une industrie atomique» (malgré le concours initial des Russes, souligné par M. Arthur Dean). En réalité, on ne sait rien sur ce chapitre, sinon que l'entreprise atomique en Chine ne doit plus compter sur le concours soviétique. Un autre leitmoti'O lancinant est celui du danger chinois censé obséder l'Union soviétique, théorisé par le Dr Starlinger, géopoliticien nazi et Biblioteca Gino Bianco 313 prophète du péril jaune. M. Richard Nixon, l'ex-vice-président, certifiant les intentions pacifiques de Khrouchtchev à Indianapolis le 15 novembre 1961, ajoutait cet argument : «Et à l'arrière se tiennent les communistes chinois » (précisément, le deuxième livre du Dr Starlinger, dont on a rendu compte dans notre numéro de septembre 1959, s'intitule : Derrière la Russie, la Chine). M. Paul Reynaud, déjà cité à ce sujet dans nos articles précédents, conseille dans le Figaro du 29 juin dernier de penser« à ce que sera le monde dans vingt ans avec une Chine d'un milliard d'habitants disposant de la bombe H » (cf. Le spectre jaune, dans notre numéro de marsavril 1962, sur l'influence du Dr Starlinger et sur les prévisions de M. Paul Reynaud). Seul Khrouchtchev, aveugle devant la Chine énorme et prolifique, sourd aux avertissements qu'on lui prodigue, nargue le péril jaune et provoque des clameurs furibondes à Pékin (subsidiairement à Tirana, mais peu importe) en multipliant les avances à Tito et au révisionnisme. Aussitôt après son congrès d'octobre 1961, Khrouchtchev montrait le cas qu'il faisait de Mao en réitérant avec force dans un journal japonais, dès le 1er janvier 1962, ses vues prudentes en politique internationale. Lui, que les «milieux bien informés » en Occident ont présenté en août 1958 comme allant aux ordres à Pékin, il passe outre aux vitupérations chinoises visant tantôt Tito, tantôt Kennedy, tantôt Nehru, pour suivre sa propre voie et terminer l'année sur une rencontre spectaculaire en décembre avec le révisionnisme incarné. Le calendrier des événements de 1962, en ne retenant que les points saillants, ne montre pas trace d'idéologie dans les disputes qui ont culminé à l'occasion des divers congrès communistes tenus en Europe avec la participation d'un Chinois impavide, récitant son factum. Ce ne sont que diatribes insincères, répétitions fastidieuses, injures grossières masquant les réalités de la discorde. A PARTIR de janvier, les organes du Parti à Moscou et à Pékin reflètent un état de «tension » où les protagonistes échangent leurs insinuations habituelles et s'accusen.: réciproquement, à mots couverts, de nuire à l'unité du communisme. On se demande à quoi rime le procédé ridicule qui consiste à prendre pour cible, respectivement, les Yougoslaves et les Albanais, alors que personne n'est dupe à Moscou ni à Pékin, alors que toute la presse «bourgeoise » traduit les allusions en clair, pas toujours à coup sftr. Tandis que chez Khrouchtchev la presse serine des banalités sur la coexistence pacifique, la propagande de Mao dénonce en Kennedy un fasciste, un nouvel Hitler, et répète ses niaiseries sur le « tigre de papier ». Le New York Times du 15 janvier explique : « Khrouchtchev occupe ll;lle position centriste ,

314 dans le monde communiste et Kennedy une position centriste dans le monde anticommuniste. Ni l'un ni l'autre ne peut se permettre d'irriter l'opinion à sa droite ou à sa gauche. » A Pékin, le 30 janvier, le Quotidien du Peuple cite Mao qui a dit : «S'il n'y a pas de contradictions, pas de luttes d'idées au sein du Parti, alors ce parti est bien malade.» Après toute une série d'échos, de péripéties jalonnant une «tension» croissante et ouvrant une perspective de «rupture », le ton change brusquement en avril, la «tension » se transforme en «détente», l'une et l'autre inexplicables en termes idéologiques. A la vérité, il n'y a sans doute rien à expliquer, par exemple quand, le 16 avril, un communiqué de Pékin rapporte que Tchou En-lai caractérise la situation internationale «par la prédominance du vent d'est sur le vent d'ouest»; qu'il estime que «le système capitaliste est sur le déclin» et préconise de «lutter pour une paix mondiale durable »; qu'il déclare que la Chine «tend à une coexistence pacifique » avec les pays de système politique différent, sur la base des Cinq principes de Bandung, et que «sa politique étrangère est approuvée par tous les peuples du monde », etc. Ce ne sont que clichés, sottises, mensonges et platitudes qui ne méritent pas les exégèses interminables des «experts » penchés sur les textes· reflétant la «détente », quitte à tout recommencer lors de la «tension » suivante. On ne discute pas avec des perroquets ou des gramophones marxistes-léninistes et rien ne sert de renouveler une argumentation restée valable. La seule exception à relever parmi les propos fastidieux des communistes sur leur discorde est celle de Luigi Longo qui, retour de Moscou, a fait en décembre 1961 au Comité central du parti communiste italien un rapport contenant un argument inédit. Selon Mao, d'après ce rapport, «les pays (du système socialiste) les plus avancés devraient régler leur pas sur celui des pays les plus attardés en mettant tout leur avantage matériel à la disposition de ces derniers pour en accélérer la marche» (Est et Ouest, n° 279, mai 1962). Ainsi, de même que dans un convoi maritime le navire le plus rapide doit ralentir pour ne pas semer en route le plus lent, l'Union soviétique devrait non pas rivaliser avec l'industrie et l'agriculture des Etats-Unis, mais réaliser une sorte de péréquation en s'imposant les sacrifices nécessaires pour se mettre au niveau économique de la Chine (et de l'Albanie) afin de ne pas le dépasser malgré ses trente ans d'avance. (Encore la comparaison avec un convoi souffre-t-elle d'une sensible différence, car le navire supérieur ne partage pas avec l'inférieur ses machines, sa cargaison et son combustible.) L'intellect d'un Mao donne là sa pleine mesure, à la confusion des «intellectuels» ineptes de la Sorbonne et d'ailleurs qui prennent ce type pour un penseur. Le même Mao, toujours spécialiste en «contradictions », avait hier la prétention d'instaurer sans délai le communisme par ses Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL propres moyens, d'un seul «bond en avant ». Et il ne craint pas de féliciter Moscou à chaque lancement de satellite dans l'espace, à chaque prouesse d'astronautique dont il ne peut ignorer le coût fantastique impliquant, outre de pénibles privations pour les peuples soviétiques, l'impossibiliter d'aider la Chine matériellement davantage. (Les dépenses insensées consenties pour les fusées, les ogives et les capsules, leur infrastructure et leurs instruments de précision, les laboratoires et le personnel, ne servent ici que· de symbole. Les budgets militaires et les gaspillages injustifiables atteignent en régime soviétique des proportions absolument monstrueuses, que Mao n'est pas près de critiquer.) Il va de soi qu'un conflit aussi peu idéologique restera insoluble tant que la Chine communiste n'aura pas changé de maîtres. * ,,.,,. UNE ÉPREUVE de patience, d'endurance et d'usure, compliquée de manigances obscures et de coups bas, se livre entre les épigones de Staline, blancs ou jaunes, concluait notre précédent article sur le même thème, sans préjuger des péripéties inattendues, et en rappelant que les «sans-scrupules conscients» du marxisme-léninisme travestissent leurs mesquineries en idéologie systématique. La récente démonstration guerrière des Chinois sur !'Himalaya est précisément une de ces péripéties ; Mao en escomptait probablement un regain de prestige, mais son succès local sur un pays faible n'a aucune portée, cependant que les «Cinq principes de Bandung » sur la coexistence pacifique se sont envolés comme plumes au vent d'Est. Si les démocraties d'Occi- _ dent avaient quelque idée de la guerre politique, le bilan de l'opération serait désastreux pour la Chine communiste. Il y aura d'autres épisodes. On peut compter sur l'inventeur des hauts fourneaux miniatures, du bond en avant, du tigre en papier et des communes faméliques pour faire le jeu de Khrouchtchev. Mao n'est pas seul, il y a certainement dans · son voisinage des hommes intelligents qui réprouvent sa politique, condamnent ses méthodes, ne servent son culte qu'à contre-cœur : à preuve les éliminations successives de personnalités importantes et les allusions fréquentes aux droitiers, aux opportunistes, suspects de révisionnisme. Ce sont eux, vraisemblablement, que vise Mao dans ses débordements d'insultes à l'adresse de Tito, qui impressionnent tant les «observateurs », les «analystes» du monde occidental. Qu'est-ce que Tito, vu de Pékin ? Il n'a de stature actuellement qu'à raison des attaques chinoises, lesquelles renflouent constamment ses finances en persuadant les Américains d'entretenir à grands frais son régime. De sorte que pour Tito, l'inimitié de Mao devient une véritable aubaine. Quant à Khrouchtchev, il se moque évidemment des

B. SOUV ARINE allusions « dogmatistes » et, même, il en profite, tant dans ses rapports avec Tito et les pays neutres qu'avec l' « impérialisme ». Il faut beaucoup de naïveté pour accorder à Mao et à son équipe la considération que Napoléon refusait aux cc idéologues » de son époque. On dispose maintenant de nombreux écrits, traduits en plusieurs langues, que Mao répand à travers le monde pour se faire une réputation de théoricien dans les milieux communistes. Pour se déconsidérer, il ne pouvait pas mieux s'y prendre. Ses disciples exhibés à l'étranger ne rehaussent guère l'idéologie en question, ce qu'atteste l'un d'eux, Yang Tchouo, délégué à la conférence de Tokyo contre les armes atomiques en août dernier, où il tint ce langage : «Il est clair que les armes nucléaires sont puissantes pour la paix lorsqu'elles sont détenues par l'Union soviétique et d'autres pays socialistes. Elles sont odieuses quand elles sont détenues par les impérialistes. Il est erroné de ne pas voir la différence. » Logique irrésistible, correspondant au niveau idéologique. Jusqu'à présent Mao n'a trouvé, hors de son hémisphère, qu'en Albanie un point d'appui, ou plutôt une plaque de résonance pour propager ses sophismes absurdes. Là encore, l'idéologie est absente. Plus d'un tiers de la population albanaise se trouve englobée dans la Yougoslavie de Tito et le rapprochement de Moscou avec Belgrade ne pouvait s'accomplir qu'au détriment des revendications nationalistes de l'Albanie communiste. Il ne faut pas chercher ailleurs la motivation de l'alliance bizarre réalisée entre le géant chinois et le nain albanais, unis dans des ressentiments disparates contre les successeurs de Staline. Parler de marxisme-léninisme en l'espèce revient, pour des aveugles, à discuter de couleurs. Le comble de la fantasmagorie a été de voir l'Albanie se porter vaillamment, en paroles sonores, au secours de Cuba menacée d'invasion par les Etats-Unis. Tout cela mérite autant d'intérêt que 1~ « polycentrisme », de mémoire éphémère. Il reste que la discorde chez l'ennemi, pour n'être pas idéologique, n'en dégonfle pas moins certaines fictions doctrinales qui ont trop longtemps fasciné en Occident, et en Orient, une singulière catégorie de prétendus intellectuels avancés dont le libéralisme chez soi s'accommode fort bien du plus sanglant despotisme chez les autres. IL Y A deux acceptions reconnues de l'idéologie depuis que Destutt de Tracy a forgé le terme, mais elles ne s'appliquent pas à la querelle communiste présente où l'adjectif devrait s'interpréter au sens que K. Marx lui confère : « L'expression vient de K. Marx qui appelait idéologique (par opposition aux faits économiques) tout ce. qui est replÛentation ou croyance, systèmes philosophiquesou religieux » (A. Lalande, Vocabulaire Biblioteca Gino Bianco 315 technique et critique de la philosophie). La définition exclut l'usage abusif de ce mot pour rendre compte du conflit qui oppose Mao à Khrouchtchev, tous deux considérés comme coryphées d'une équipe dirigeante. En revanche, la définition du Larousse pour phraséologie trouve à s'appliquer exactement : «Assemblage de grands mots vides de sens. » La distinction est d'importance, sous réserve de discerner en ce cas un sens caché sous l'enveloppe des grands mots vides. Il s'avère que Mao tend à la primauté parmi les partis communistes et que, dans son étroitesse d'esprit combinée au chauvinisme et à la mégalomanie, il croit s'inspirer de Lénine en transposant dans l'actualité la dénonciation léniniste des «social-traîtres» de 1914. L'article menaçant du Drapeau rouge, de Pékin (n° de novembre) rappelle le sort de la II0 Internationale «contaminée par le chauvinisme de grande puissance» et scindée par suite de la «trahison» de la social-démocratie allemande. Fort du précédent, Mao envisage de passer aux actes dans des conditions tout autres, au mépris de l'ours en papier qui le minimise. Dans cette perspective, le marxisme-léninisme serait affligé de «bicentrisme » polarisant la politique communiste autour de deux pouvoirs étatiques concurrents qui s'entr'accusent de révisionnisme, de dogmatisme et de chauvinisme. Idéologie à part, et injures aussi, la phraséologie tourne en logomachie qui se traduira en pratique sur la scène internationale, diversifiant la guerre froide. Ni l'un ni l'autre des deux Etats totalitaires, pourtant, ne risquera un suicide atomique et par conséquent ne devrait intimider en aucun cas les défenseurs de la civilisation pacifique. B. SOUVARINE. P.-S. - Les hostilités verbales déchaînées entre Moscou et Pékin à la mi-décembre sont enfin très instructives et réconfortantes. Khrouchtchev constate avec raison que Mao se paye de mots, n'ose rien entreprendre contre le tigre en papier, se borne à des paroles en l'air. Il dit des bêtises en vilipendant des « impérialistes » imaginaires et en accusant les Chinois, même les Albanais, d'inciter à une guerre atomique (laquelle ne dépend que des détenteurs de bombes). Mao réplique avec raison, sans répondre à l'argument, que Khrouchtchev s'est aventuré inconsidérément à Cuba, pour ensuite se retirer en hâte. Il dit des bêtises en ressassant ses clichés habituels, enrichis du défaitisme, de l'aventurisme, du capitulationnisme. Tous deux dénoncent avec raison leur chauvinisme respectif. Il ressort de leur jargon comique et de leur échange de vérités premières que Mao ne pardonne pas à Khrouchtchev d'agir sans le consulter, sans doute de noyauter son entourage, et qu'il entend s'affranchir de « l'avantgarde » soviétique. On a le temps de aloser sur sa hardiesse « stratégique » et sa prudence « tactique », à moins d'en rire, et sur la priorité qu'il revendique en matière de coexistence pacifique dont les « Cinq principes » de Bandung, si vantés en Occident par les sycophantes du « progressisme », gisent en piteux état sur le Toit du monde.

LA CONSTITUTION APRÈS LA RÉFORME par Michel Massenet IL N'A JAMAIS été facile de gouverner les ·Fran- . çais, peuple amoureux de la liberté, mais peu capable de vivre sagement sous ses lois. Il est plus difficile encore de les doter d'institutions stables, comme le démontre notre histoire constitutionnelle. J\1ais il est regrettable de constater qu'au moment précis où l'on pensait, après l'action institutionnelle du général de Gaulle, toucher au terme d'une longue période marquée par une alternance de l'excès libertaire et de l'excès autoritaire, l'édifice de· la Constitution du 4 octobre 1958 a été détruit. La Constitution de 1958 avait un singulier mérite: ratifiée par plus de 80 % du corps électoral 1, instaurée par un homme qui bénéficiait d'une autorité incontestée, reconnue par les partis politiques, elle pouvait, par la vertu de quelques formules pratiques, remédier à une instabilité séculaire. ·Pour en consolider le crédit, il aurait sans doute fallu lui manifester plus de déférence ; or des circonstances difficiles ont porté le ·pouvoir à faire face a~ urgences sans trop s'inquiéter de définir une pratique constitutionnelle durable. Mais au lieu d'apprendre patiemment aux Français à se servir de leurs institutions, on ajoute un nouveau chapitre à notre histoire constitutionnelle en adoptant l' élection au suffrage universel du président de la R~publique. On peut faire valoir que nous vivons une période de transitjon et qu'il faut mettre à profit la plasticité des circonstances eour_assurer définitivement l'efficacité et la stabilité de nos pouvoirs; qu'au terme d'une expérience de quatre années, on ne peut contester aux gouvernants le droit de faire le bilan de leur expérience et de lui donner la consécration d'un nouveau texte. Cependant, on voit mal où mènera l'exem1. Avec le plus bas pourcentage d'abstentions enregistré depuis 1945 : 15,1 % contre 22,74 % le 28 octobre 1962. Biblioteca Gino Bianco plarité d'un procédé qui risque de donner quelques tentations constituantes aux successeurs. .. La_ récente réforme constitutionnelle n'appar• tient pourtant pas à nn domaine où l'audace soit licite. Les cristallisations du temps et l'ampleur des consentements .y ont. plus de valeur que le brillant des textes ou l'audace novatrice. Or -les Français sont parvenus à un très large accord sur quelques postulats essentiels con~rnant l'organisation de leur vie publique ; sit,uation nouvelle, qui a l'avantage de soustraire certaines questions à la controverse. Rappelons les points sur lesquels cet accord semble réalisé. .. . · En premier lieu, le système de gouvernement de la ive République, fondé sur la prévalènce d'une assemblée, est considéré comme radiêalement mauvais. Un tel système n'a aucune chance de ·se rétablir, même insidieusement, même pour quelques mois. En tous points contraire aux normes du régime parlementaire dont il se réclamait, il s'est révélé doublement ruineux poùr la démocratie française. D'_une ·part, · il manifestait l'incapacité ·d'un système· démocra- _tique à conduire les ·affaires du pays ; il engendrait donc un scepticisme qui n'atteignait pas sèulement un régime particulier,· mais les fondements mêmes des convictions démocratiques des Français, et préparait à terme le cc désengagement» du citoyen. D'autre part, les constants reports ·d'échéance auxquels étaient contraints les dirigeants de la ive République devaient fatalement .aboutir au point où les difficultés financières, coloniales, militaires et sociales accumulées feraient exploser l'Etat. On commence à comprendre en France qu'au xxe ·siècle, même en dehors de ·circonstances exceptionnelles, le· renforcement de l'exécutif s'est imposé partout; aux Etats-U~s comme en Grande-Bretagne, la démocratie n'est plus solidaire de la prépondérance des assemblées ;

M. MASSENET elle résulte plutôt d'un état d'esprit général imprégnant aussi bien les démarches gouvernementales que celles de l'opposition et consiste partout en un équilibre empirique des pouvoirs, agencé de telle façon qu'il n'atteigne pas la continuité de l'action gouvernementale et ne s'oppose pas à une gestion dynamique des affaires. C'est à ce type de démocratie que l'opinion donne son adhésion, sans savoir quelles sont les formules d'organisation qui permettraient le plus facilement d'obtenir le résultat souhaité. Enfin, les Français demeurent attachés à un certain nombre tle principes fondamentaux que les circonstances peuvent conduire à entamer, mais que l'on aurait tort de tenir pour abandonnés par la conscience nationale. Ces principes concernent les liberté~ fondamentales et notamment la liberté d'information et l' habeas corpus. EN DÉTRUISANl'Téquilibre institutionnel créé en 1958, en substituant à l'arbitrage présidentiel un « principat électif», la réforme adoptée le 28 octobre dernier par voie de référendum opère une novation dont l'ampleur risque d'être méconnue. Il ne s'agit pas d'une révision de la Constitution, mais bien d'un changement d'institutions, et même, au plein sens du mot, d'une nouvelle aventure institutionnelle. I. - Le régime parlementaire selon le texte de 1958 LA CONSTITUTIONde 1958 n'était pas un chef-d'œuvre. Quant à l'essentiel, elle remédiait aux défauts des institutions dont la France avait fait l'expérience depuis 1945. Il s'agissait d'un texte précis, parfois détaillé, qui avait pour but de donner des solutions concrètes à des problèmes vieux de douze ans. Plus que la référence à des principes abstraits, c'est la convergence de ces solutions concrètes qui définit les grandes articulations du texte. Cependant, celui-ci procède d'une idée d'ensemble qu'il convient de rappeler, car elle se rapporte à une caractéristi~ue fondamentale de l'opinion et de la vie publique en France: on a considéré comme provisoirement acquise la multiplicité excessive des partis politiques. Si les rédacteurs du texte ont renoncé à transposer les expériences étrangères auxquelles se réfèrent volontiers nos juristes, c'est parce qu'elles reposent toutes sur la coïncidence entre un système de partis simple et des majorités claires. Nul n'a su mieuxque RaymondAronexprimer les raisons qui ont détournéles institutionsfranBiblioteca Gino Bianco 317 çaises de ce mouvement général des institutions démocratiques : « La justification d'une telle Constitution est qu'en France aucune majorité cohé~ente, aucune volonté commune ne sort du suffrage universel ; il fallait donc soustraire aux contradictions d'une opinion trop nuancée des pouvoirs capables de choisir dans un pays irrémédiablement divisé - sans toutefois soustraire ces pouvoirs au contrôle de l'opinion» (le Monde, 22 août 1958). Ainsi la Constitution répondait dans son principe non à un jeu de circonstances fortuites, susceptibles d'évoluer rapidement, mais à une situation concrète, impossible à modifier autrement qu'à longue échéance. De ce principe, ou plutôt de cette constatation, les conclusions ont été tirées moins par l'adoption d'un remède unique et radical que par une conjonction de mesures simples. C'est ainsi que le renforcement des pouvoirs et de la stabilité de l'exécutif doit procéder, dans la logique du texte de 1958, aussi bien de la limitation au développement excessif des compétences législatives du Parlement que du rétablissement du droit de dissolution inconditionnel. La réforme du mécanisme de mise en cause de la responsabilité ministérielle doit permettre d'éviter à l'avenir le renversement du gouvernement par l'alliance contre nature de deux minorités opposées. Le même sens pratique a inspiré la recherche d'une vie parlementaire mieux équilibrée ; la durée plus courte des sessions doit mettre fin au harcèlement du gouvernement par une assemblée inquiète ; le vote personnel des députés, la réglementation des débats, les droits du gouvernement sur l'ordre du jour sont autant de mesures précises ordonnées à un même effet d'ensemble. Il s'agissait en somme de soustraire la vie gouvernementale aux agitations stériles, sans la soustraire au contrôle de l'opinion publique. Ajoutons que les conditions dans lesquelles est choisi par le président de la République le chef du gouvernement permet d'attirer vers la sphère de la présidence un gouvernement qui demeure cependant parlementaire et qui doit trouver dans les rapports entre son chef et le président de la République une source nouvelle d'autorité, donc de stabilité. Chacun reconnaît que les circonstances n'ont pas permis, depuis quatre ans, de juger avec suffisamment de certitude la valeur du système imaginé en 1958. Mais, en général, les critiques sont dictées par une référence implicite aux pratiques du régime précédent, car la nature et la portée de la novation de 1958 n'a pas été vraiment comprise par la majorité des observateurs. C'est ains1 que le refus opposé en mars 1960 par le chef de l'Etat, en vertu de l'article 30, à une demande de session extraordinaire du Parlement présentée par la majorité des députés, fut jugé attentatoire à la Constitution. Cependant, cette demande illustrait l'action des groupes de pression sur l'Assemblée (il s'agissait en l'espèce des syndicats agricoles) et le refus était

318 conforme à la lettre même de la Constitution. De même, le refus de transformer en scrutin de confiance des discussions suivant les débats ouverts à l'initiative du Parlement fut jugé contraire à la logique parlementaire - mais la Chambre des Communes, ancêtre des Parlements, a ~ur ce point une pratique conforme au texte de 1958. Certaines des dispositions relatives au pouvoir des assemblées font l'objet de critiques plus fondées. Le gouvernement peut imposer au Parlement la discussion d'un texte de loi et faire en sorte que le vote soit clair, c'est-à-dire qu'il porte sur le texte même qu'a préparé le gouvernement. Il est ainsi mis fin à deux abus : celui du droit d'amendement et celui qui consistait à éluder l'examen d'un texte sans pour autant le rejeter. Mais la priorité d'inscription des textes gouvernementaux à l'ordre du jour n'a pas été instituée pour priver les assemblées d'une initiative qui leur appartient de droit. Le gouvernement a donc abusé de cette disposition, infidèle en cela à la logique du texte de 1958 qui laissait au Parlement ses prérogatives essentielles. L'effacement du Parlement depuis quatre ans est certain. Ni la rigueur des circonstances ni celle du texte de 1958 ne suffisent à l'expliquer. 11 tient aussi à l'incapacité des assemblées à découvrir les voies nouvelles qui s'offrent à elles. En particulier, devant une administration à tendance technocratique, elles devraient, à l'instar du Sénat américain, multiplier les missions d'enquête, publier des rapports dont le sérieux pourrait leur assurer auprès du public une audience nouvelle, développer à la fois leur appareil technique d'enquête et leurs relations publiques, exiger enfin d'avoir accès aux moyens de transmission et d'expression comme la radio et la télévision. Le Parlement devrait, d'autre part, comprendre que le caractère technique des problèmes traités ne lui permet pas de se placer sur ce plan en concurrent direct des administrations. Son contrôle doit s'inspirer avant tout d'un certain nombre de règles morales dont il devrait devenir le «conservatoire». Mission qui implique que les députés ne s'abandonnent ni à la passion partisane ni à l'inaction. Pour retrouver leur audience, ils doivent demeurer en contact avec l'opinion et donner à ses sentiments profonds une expression solide et précise. C'est sur la liberté de la presse, !'habeascorpus, l'indépendance de la magistrature, le respect des règles constitutionnelles,· que le Parlement devrait agir, au lieu de chercher à mimer sans succès «une activité politique » qui n'a plus de crédit dans le pays. Tel était, à notre avis, l'esprit des institutions élaborées en 1958. Cet esprit paraît complètement remis en cause par la décision de faire élire au suffrage universel le président de la République. Il convient donc d'examiner les raisons pour lesquelles cette réforme es_tvenue à l'ordre du jour. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Il. - Le président entre l'arbitrage et le principat PouR COMPRENDRE dans quelles conditions a pu se poser le problème, il faut admettre que le texte de la Constitution ouvrait la voie à des possibilités très diverses. Si le rôle et l'autorité du président bénéficiaient . dans l'avenir. du précédent établi par le général de Gaulle, les nouvelles institutions pouvaient prendre un tour original en établissant l'équilibre des pouvoirs à mi-chemin entre le régime présidentiel et le régime parlementaire. Cette solution pouvait se révéler tout à fait conforme au tempérament politique des Français et aux exigences de l'époque. Si, d'autre part, une majorité de gouvernement dense et cohérente se dégageait peu à peu au Parlement, notamment grâce à l'adoption d'un mode de scrutin efficace, les règles établies " pouvaient doter progressivement la France du régime parlementaire véritable dont elle a en vain poursuivi l'image idéale à travers tant de Constitutions. Enfin, l'hypothèse ne devait pas être exclue d'une désagrégation de l'autorité du président de la République ; par une lente usurpation dont l'histoire offre bien des exemples, on serait alors revenu au régime d'assemblée. C'est pour prévenir à temps une telle évolution que la Constitution vient de subir une modification. Si celle-ci concerne le mode d'élection du président, c'est que le rôle du chef de l'Etat est absolument essentiel dans l'économie du texte de 1958. Rien n'évoque mieux ce rôle que le terme d'arbitrage, mais à condition que l'on n'entende pas par là une mission de simple observation. Il s'agit d'un arbitre qui soit maître de la . partie, qui se trouve placé sur le terrain même, qui ne possède pas seulement le pouvoir d'arrêter le jeu s'il dégénère en bagarre, mais également celui de disqualifier les « mauvais joueurs ». Il · est non seulement capable de veiller au maintien d'un équilibre ·institutionnel sain, mais aussi de le modifier; c'est un a~bitre qui descend dans l'arène en cas de péril - article 16 ; un arbitre habilité à changer la composition des équipes - pouvoir de dissolution ; un arbitre qui peut demander au public de juger lui-même un différend - recours au référendum. Le président de la République devient le_surveillant et l'organisateur du jeu politique. La charge lui incombe de faire en sorte que ce jeu ne soit jamais contraire à l'intérêt supérieur de l'Etat, mais concoure au contraire -à le définir. En matière diplomatique et militaire enfin, il détient ûn pouvoir qui dépasse la notion d'arbitrage. La lecture des articles 14 et 15 montre que la notion de « compétences réservées-»n'est pas étrangère à l'esprit du texte, comme on l'a souvent prétendu. Dans ce double domaine, le président incarne, à travers les vicissitudes du jeu politique, la continuité nationale. · .

M. MASSENET Une mission aussi vaste implique une attitude complexe de la part du président. Il doit animer l'Etat sans se substituer aux pouvoirs, régler la vie publique sans la remplir à lui seul, être placé dans une situation, telle que soient assurées à la fois son autorité et son indépendance. L'autorité impliquait que le président de la République cessât d'être désigné par le Congrès, car cette forme d'élection le mettait dans la dépendance étroite des assemblées, ainsi que l'a montré l'affaire Millerand, et dans l'incapacité de prendre, en cas de péril, une initiative de salut, comme on a pu le constatet en 1940. L'indépendance ne pouvait être assurée que par une élection non partisane : le principe même de l'élection au suffrage universel indirect était de nature à placer le président dans une situation arbitrale qui lui aurait permis d'exercer sa mission, c'est-à-dire de faire émerger un système parlementaire viable en imposant aux différents pouvoirs les correctifs nécessaires pour assurer la continuité, l'harmonie et l'efficacité dans la gestion de l'Etat. Il est évident que r élection au suffrage universel ne peut lui conférer la même indépendance. Parmi les arguments échangés au cours des débats qui ont précédé le référendum, l'un des plus gravement inexacts était le suivant : le fait d'élire au suffrage universel le président de la République n'ajoute rien, disait-on, à ses pouvoirs, qui restent définis par le texte de 1958. On peut au contraire affirmer que ceux-ci résultent beaucoup moins des textes qui les définissent que de son mode d'élection. Elu par la Chambre et le Sénat réunis en Congrès, comme ce fut la règle sous les IIIe et ive Républiques, le président est réduit à l'impuissance, quelle que soit l'étendue théorique de ses prérogatives. Elu au suffrage universel indirect, selon le système défini en 1958, il est solidement armé pour régulariser le jeu des institutions, assumer le rôle d'un arbitre actif et, dans des circonstances exceptionnelles, celui d'un recours suprême. Elu au suffrage universel et disposant des pouvoirs que lui reconnaît le texte de 1958, le président cumule l'étendue de son assise politique et celle de ses pouvoirs : aucune instance, aucune autorité, · aucune responsabilité ne peuvent alors mettre un frein à ses initiatives. Placé vis-à-vis de l'Assemblée en position de rival, ce personnage tout-puissant risque d'être tenté de donner à des conflits possibles des solutions brutales. Dans ces conditions, on se demandera comment des hommes raisonnables ont été conduits à proposer une modification constitutionnelle visant à assurer l'élection au suffrage universel du président de la République. Pour le comprendre, il faut analyser la source des diverses propositions qui ont abouti à rendre cette idée relativement pofulaire. Car ses partisans, pour nombreux qu ils paraissent, forment une cohorte aux mobiles peu homogènes. Parmi eux, on trouve en premier lieu l'ensemble des gaullistes anxieux de voir survivre à de Gaulle Biblioteca Gino Bianco 319 le régime que celui-ci a créé. Afin de conserver au pays le bénéfice de la stabilité gouvernementale et de la ferme impulsion dont le premier président de la ve République a donné l'exemple, ils veulent élargir la «plate-forme» sur laquelle repose l'autorité de celui-ci ; ils tiennent que seul le général de Gaulle a pu dominer les démons du régime d'assemblée à partir de l'assise étroite que représente l'élection au second degré par des représentants des collectivités locales, et que son successeur ne pourra puiser l'énergie nécessaire que dans un contact direct avec le peuple. D'autres réformateurs se recrutent dans les cercles technocratiques soucieux de déterminer le système politique le plus favorable au développement de leur influence. Or un régime de monarchie élective paraît répondre doublement à leurs vues. L'autorité de l'exécutif y permet des réformes, et ce motif persuade les meilleurs. Mais pour d'autres, ]'engouement pour le présidentialisme cache des arrière-pensées. En effet, la perspective d'une élection au suffrage universel du chef de l'Etat attire certaines jeunes équipes de technocrates qui pensent pouvoir, grâce à une campagne publicitaire menée selon des procédés éprouvés, pousser au pouvoir un chef de file et s'assurer la direction des affaires pour une période assez longue. Il faut faire un sort à part aux théoriciens du droit constitutionnel partisans de l'établissement d'un régime présidentiel véritable. Ceux-ci se placent dans les perspectives les plus modernes de la direction des Etats et cherchent à assurer, d'une part, la stabilité et l'autorité du gouvernement, d'autre part, le caractère démocratique du régime. En ce qui concerne l'autorité et la stabilité du gouvernement, ils estiment nécessaire de concentrer l'attention du public sur un guide et de doter celui-ci de l'ensemble des pouvoirs exécutifs, tandis qu'une Assemblée souveraine en matière législative détiendrait la réalité du pouvoir démocratique. Si des hommes dont le libéralisme est ·indiscutable en viennent ainsi à souhaiter l'instauration d'un régime présidentiel, c'est qu'ils constatent dans l'évolution politique une tendance marquée vers l'exercice du pouvoir personnel, le début de ce que M. Bertrand de Jouvenel a nommé« un nouvel âge du principat». Ils ont alors le souci de réglementer l'inévitable et de canaliser vers un minimum de libéralisme une évolution qui n'est pas d'essence démocratique. Mais la France ne s'achemine pas vers un tel régime; la réforme qui vient d'être adoptée par voie de référendum a un caractère tout diff érent. Elle ne peut être considérée à aucun point de vue comme l'établissement d'un régime présidentiel ; en revanche, elle peut être tenue pour un adieu à la formule du régime parlementaire assagi par l'arbitrage. C'est pourquoi nous estimons que notre pays vient d'être conduit au seuil d'une nouvelle aventure institutionnelle.

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