Le Contrat Social - anno VI - n. 6 - nov.-dic. 1962

L. EMBRY Rousseau donnait-il dans ce r~ve ? En dépit de quelques apparences et de formules passionnées qui tombèrent de sa plume, répondons sans hésiter qu'il en était extrêmement éloigné. Révolutionnaire d'intention, de cœur, d'esprit, cet homme qui dans ses lettres déclare vingt fois qu'il abomine toute sédition, cet homme dont la rupture avec les Encyclopédistes s'explique, suivant la formule dont il use, par le refus d'admettre le faux principe de la raison perfectionnée, donc la philosophie des Lumières, donc la religion du progrès ? Mais une autre preuve du profond dissentiment entre lui et les émancipateurs du genre humain par la Révolution tient précisément en la manière dont évolue et s'achève l' Emile. Si Rousseau avait été dominé par des pensées que nous dirions aujourd'hui progressistes ou révolutionnaires, son livre, compte tenu de sa forme romanesque, aurait tout naturellement tendu vers la description de la cité future et parfaite ; il aurait ajouté un exemple illustre à la série des utopies proposées par Platon, Thomas More, Fénelon et bien d'autres. Nous aurions vu le menuisier Emile, dûment éclairé par le Vicaire savoyard, pénétrer dans la société, professer et pratiquer la religion civile, servir d'exemple par sa sagesse à tout un corps de métier, exercer au besoin quelque magistrature salomonienne. Une imagination complaisante fournirait sans peine toutes couleurs idylliques. Précisément, on ne voit rien de tel, et c'est ici que se produit dans le déroulement de l'œuvre une déviation et même une retombée dont on devrait s'étonner plus qu'on ne le fait d'habitude. Un minutieux exposé d'abord de la pédagogie naturelle et défensive : parfait, nous suivons volontiers ; une puissante inversion dialectique chargée de mettre en sa place nécessaire l'éducation morale et religieuse : parfait encore, nous sommes entraînés. Mais au moment où nous attendions l'insertion prévue dans la vie sociale, on nous conte le roman, assez agaçant / d'ailleurs, des amours d'Emile et de Sophie; il est bien clair que les songes de l' écrivain n'ont pas été polarisés par la meilleure des républiques, qu'ils reviennent au contraire à la seule vie personnelle et à celle des sentiments. Sans doute, le nom même de Sophie est un transparent symbole. Rousseau a-t-il voulu signifier qu'il n'est pas d'existence vraiment sage sans que satisfaction soit donnée aux désirs du cœur ? Il se pourrait, et l'on en conviendra sans dispute, ne serait-ce que pour abréger; force est bien pourtant d'avouer que l'embarras du lecteur persiste, car il ne voit pas clairement la liaison organique entre la masse des chapitres précédents et la quête de Sophie. Il ne semble même pas que l'éducation sentimentale de Sophie corresponde aux principes qui ont déterminé celle d'Emile. Dans tout l'épisode règne un air de langueur et de mièvrerie qui ne laisse pas de surprendre; la tension de la pensée didactique a V1Siblemenftléchi, en sorte que !'écrivain glisse Biblioteca Gino Bianco 355 sur la pente du rêve amoureux et revient au ton des pages les plus fades de La Nouvelle Héloise. Chose plus déconcertante encore, Rousseau, perdant de vue la logique de la thèse, inflige un cruel démenti au nom même de l'héroïne, qui devient une épouse coquette et infidèle. On ne s'arrêterait pas à ces détails, malheureusement trop bien faits pour attirer l'ironie, s'ils ne traduisaient dans la vie même de l'œuvre des rythmes révélateurs de la sensibilité profonde de !'écrivain. Rousseau a mis grande espérance et aussi grande vigueur d'esprit dans l'exposé d'un système d'éducation dont il attend la régénération humaine, il a été soulevé par l'enthousiasme lorsqu'il est arrivé au moment solennel de la Profession de foi ; mais voici que la conviction l'abandonne, que des rêveries délicieuses, chaudes et troubles, viennent chanter en son cœur, que, selon la logique des sentiments, l'inquiétude et la crainte succèdent à la courte félicité paradisiaque. De toute évidence, le fil s'est rompu ou dénoué, on ne sait plus très bien où l'on va; en un sens, Rousseau maintient la cohérence de ses thèmes majeurs puisque la faute de Sophie et le malheur d'Emile sont consécutifs à l'installation dans une ville qui a bien l'air d'être le Paris des salons et des mondains, la Babylone non purifiée. Nous savons d'ailleurs que les choses n'en pouvaient rester à cette défaite : Rousseau projetait d'écrire une suite en forme de roman qui aurait dépeint, après des péripéties diverses, la réconciliation des époux, le retour à la sagesse et au bonheur. Nous n'avons de cette œuvre que de courts fragments et c'est peut-être tant mieux, mais nous pouvons au moins arguer du titre, Les Solitaires, pour croire que la rédemption finale implique la fuite loin des villes, la vie chez les Montagnons du Jura ou bien à Clarens, cette constante de l'évasion donnant à penser que Rousseau ne croit guère à la possibilité d'élever la cité humaine jusqu'au plan de la cité divine. Découragement ? Sentiment d'une faillite ? Pessimisme lancinant qui n'eut pas besoin d'attendre le coup de foudre de la double condamnation et la montée de3 ombres de la folie ? Notre propos n'est pas de répondre à ces questions, encore qu'elles fassent entrevoir le philosophe sous un éclairage bien différent de celui dont on use d'ordinaire. Nous voudrions seulement revenir sur l'idée que Rousseau, tenu pour l'un des phares de la Révolution jacobine, n'a jamais été grisé par le messianisme révolutionnaire et que ce serait dérision de prétendre solidariser sa cause avec celle du socialisme moderne. Le contact n'est établi qu'en l'impulsion première et par le sentiment de la révolte contre l'injuste inégalité, mais les conclusions sont absolument différentes. Le socialisme a lié son sort à celui des villes, des masses humaines, de la grande industrie, de la science matérialiste, de la machine ; ainsi compris, il ne peut tendre qu'à la diffusion des richesses, à l'embourgeoisement universel. C'est

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