B. DB JOUVENEL Pourquoi le Gouvernement doit se resserrer quand le peuple s'accroit LA RAISON pour laquelle le Gouvernement s'affaiblit si les magistrats se multiplient, c'est qu'alors il y a dans le corps du Gouvernement diversité de volontés, et que plus il y a de frictions au sein du Gouvernement moins énergiquement il peut agir sur les sujets. Si j'ai raison de regarder Rousseau comme pensant en termes de dispositions affectives, on peut traduire ce raisonnement de la façon suivante. A mesure que le sujet se sent moins citoyen parce que sa part de souveraineté est trop diluée, il est moins disposé à obéir aux ordres du Gouvernement, et celui-ci a besoin de plus de force non seulement coercitive, mais aussi psychologique. Or ses instructions sont d'autant moins imposantes qu'elles apparaissent comme le fruit de compromis entre différents éléments qui le composent, et le sujet sent alors ce que les instructtons auraient pu être si la balance des forces dans le Gouvernement avait été un peu changée. Donc, non seulement le même ordre rencontre moins de bonne volonté chez le sujet à mesure que celui-ci se sent moins citoyen, et exige plus de force réprimante, mais encore le même ordre qui paraît provenir d'une volonté gouvernementale une et ferme demande, pour être obéi, une moindre coercition pratique que le même ordre provenant d'un Gouvernement divisé. De sorte qu'un Gouvernement divisé, dans un peuple nombreux, aurait besoin d'un degré de force réprimante dont il est incapable. Quoi qu'il en soit de cette glose, il est certain que Rousseau s'est représenté la nécessité pratique d'une concentration de l'autorité gouvernementale à mesure que le peuple est plus nombreux: Je viens de prouver que le gouvernement se relâche à mesure que les magistrats se multiplient; et j'ai prouvé ci-devant que, plus le peuple est nombreux, plus la force réprimante doit augmenter. D'où il suit que le rapport des magistrats au gouvernement doit être inverse du rapport des sujets au souverain; c'est-à-dire que plus l'Etat s'agrandit, plus le gouvernement doit se resserrer ; tellement que le nombre des chefs diminue en raison de l'augmentation du peuple 20 • Ceux qui regardent Rousseau exclusivement comme un maître de la sensibilité et un créateur d'images puissantes devraient bien relire les deux premiers chapitres du livre III du Contrat : ils ne pourraient manquer d'admirer la rigueur du raisonnement, ils verraient avec quelle netteté Rousseau a taillé les marches de son ascension vers l'affirmation finale, dans laquelle il a vu, sans nul doute, ce que nous appellerions à présent ~e «_loipositive de la science politique». 20. Contrat, liv. III, chap. 11. Biblioteca Gino Bianco 347 Loi pos1t1ve, donc justiciable de l'expérience, et comment expliquer que l'on n'ait point recherché si les observations valident ou invalident cette loi d'un auteur si vanté ? Il y attachait pourtant une grande importance. On le voit répéter l'énoncé dans les Lettres écrites de la Montagne : Le principe qui constitue les différentes formes de gouvernement consiste dans le nombre des membres qui le composent. Plus ce nombre est petit, plus le gouvernement a de force ; plus le nombre est grand, plus le gouvernement est foible ; et comme la souveraineté tend toujours au relâchement, le gouvernement tend toujours à se renforcer. Ainsi le corps exécutif doit l'emporter à la longue sur le corps législatif; et quand la loi est enfin soumise aux hommes, il ne reste que des esclaves et des maîtres, l'Etat est détruit. Avant cette destruction, le gouvernement doit, par son progrès naturel, changer de forme et passer par degrés du grand nombre au moindre (lettre VI). Le normatif et le positif DANSle second alinéa de la citation précédente, relevons la tournure : cc•• .le gouvernement doit, par son progrès naturel... ». Le cc doit» que je souligne ici n'est évidemment pas un cc doit » éthique, mais un cc doit » scientifique ; Rousseau, à présent, ne nous dit pas : cc Il est bon que... », mais : « Il arrivera que... ». Il paraît nécessaire de bien marquer cette intervention du cc doit » scientifique dans un ouvrage composé et reçu sous l'angle du cc doit» éthique. Il est important ,que Rousseau énonce avec force comme cc devant arriver » ce qui va à l'encontre de ce qu'il a proclamé sur le plan doctrinal comme cc devant être». C'est-à-dire qu'il prévoit, comme savant, la destruction de ce qu'il recommande comme ~pôtre. Chacun de nous, s'il y réfléchit quelque peu, distingue ce qu'il juge désirable de ce qu'il estime probable. On peut définir l'optimisme : la croyance que le réel se rapprochera du désirable ; le pessimisme est au contraire la croyance que le réel s'écartera du désirable. Le pessimisme politique est très prononcé chez Rousseau, comme cela ressort du passage suivant, qui s'adresse aux citoyens de Genève, et dont la pertinence apparaît pleinement si l'on se souvient que le Conseil général de la République, où tous les citoyens ont séance, répond à l'idée que Rousseau se fait du Souverain : Il vous est arrivé, messieurs, ce qui arrive à tous les gouvernements semblables au vôtre. D'abord la puissance législative et la puissance exécutive qui constituent la souveraineté n'en sont pas distinctes. Le peuple souverain veut par lui-même, et par lui-même il fait ce qu'il veut. Bientôt l'incommodité de ce concours de tous à toute chose force le peuple souverain de charger quelques-uns de ses membres d'exécuter ses volontés. Ces officiers, après avoir rempli leur commission, en rendent compte, et rentrent dans la commune égalité.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==