Le Contrat Social - anno VI - n. 6 - nov.-dic. 1962

366 étatique comme méthode particulièrement rationnelle. Tous les théoriciens socialistes ont mis en garde contre une collectivisation intégrale et, dans la mesure où ils admettaient ou recommandaient l'étatisation de la propriété, ils se sont prononcés catégoriquement contre l'étatisation de la gestion 2 • C'est dire que les contradicteurs de Gaitskell, en Angleterre comme ailleurs, ignorent tout de la théorie socialiste au nom de laquelle ils s'érigent en censeurs. On a l'impression que tout ce que la théorie socialiste a produit depuis le début du siècle, toutes les connaissances nouvelles acquises par des penseurs de renom et dont les avis furent toujours écoutés ave,c déférence aux assises de l'Internationale, tous les résultats d'une longue expérience, sont tombés dans l'oubli. Gaitskell se borne cependant à énoncer à l'anglaise, de manière tout empirique, ce qui se trouve développé systématiquement, depuis 1926, dans l'œuvre théorique de Karl Renner. Renner était mieux préparé qu'aucun autre à cette tâche. Sa profonde connaissance de la théorie économique du marxisme se doublait d'une longue expérience pratique de l'activité économique : il présida en effet pendant une quinzaine d'années aux destinées du mouvement coopératif autrichien. Dans son esprit rompu aux problèmes quotidiens de la production, de l'achat, de la vente, du crédit, etc., chacune des formules abstraites du Capital prenait une signification concrète, se reliait pratiquement aux phénomènes concomitants, et l'observation de la réalité lui permettait en même temps de constater les changements qui s'étaient produits depuis Marx 3 • La théorie de la socialisation de Renner a pour point de départ cette partie du Capital financier où R. Hilferding démontre que la création et l'extension des monopoles, principalement dans les industries-clés, battent en brèche la « péréquation du taux de profit », l'une des thèses centrales du Capital de Marx et qui n'était d'ailleurs ·qu'une construction théorique, valable seulement pour un capitalisme intégralement libéral, purement hypothétique. A partir du moment où les monopoles acquièrent une certaine ampleur et une solidité certaine, l'économie capitaliste se divise en deux secteurs : le secteur monopolisé (que J. Dessirier appellera plus tard le secteur << abrité ») à profits· surélevés, et le secteur qui demeure régi par la concurrence, où les ptofits sont comprimés puisque les monopoles prélèvent une part indue sur la masse totale de la plus-value qui devrait se répartir 2. Cf. notre article « Marxisme et socialisation » in Contrat social, mars r960. 3. Au cours de la dernière conversation que nous efunes avec Renner (en juin r950), il nous dit : « En relisant le Capital, il faudrait noter en marge de chaque paragraphe à quel point tout est devenu différent aujourd'hui. » Biblioteca Gino Bianco • DÉBATS ET RECHERCHES entre toutes les branches au prorata des capitaux , engages. Cette évolution aboutit à ceci qu'une fraction croissante de la plus-value se concentre dans le secteur monopolisé, alors que les bénéfices du secteur concurrentiel contiennent de moins en moins de plus-value. Le bénéfice de l'entrepreneur se compose, selon Marx, de deux parties : le profit (fraction de la plus-value) et le « salaire de direction» que le patron s'attribue pour son propre travail. Le gros de la plus-value, se concentrant de plus en plus dans le secteur monopolisé, le bénéfice de l'entrepreneur tend donc, dans le secteur concurrentiel, à se réduire au simple salaire de direction. Il en résulte que la nationalisation des principales branches monopolisées devrait transférer à la collectivité la part la plus importante de la plus-value ; à la condition, évidemment, que l'opération n'aboutisse pas (cela s'est déjà vu) à une socialisation des pertes. Nous disons bien : à la collectivité, car, dans bien des cas, les nationalisations d'après guerre n'ont pas restitué la plus-value produite par l'ensemble des salariés à ce même ensemble. C'est surtout en France que l'égoïsme coi-poratif a sévi dans le secteur · nationalisé au point de créer des couches privilégiées parmi les salariés, alors que les théoriciens marxistes avaient toujours soutenu que la socialisation devait profiter à la collectivité, et non point aux seuls ressortissants des branches nat;onalisées 4 • De toute façon, les bénéfices des entreprises du secteur concurrentiel tendant de plus en plus à se réduire au salaire de directjon et les patrons de ce secteur se trouvant de plus en plus.dépouillés de la plus-value (d'abord par les monopoles privés, puis, après la nationalisat1on, par le secteur étatique), on se demande à quoi pourrait servir l'extension des nationalisations à des branches jusqu'ici épargnées. Dans la mesure où certaines sont monopolisées, lems profits de monopole devraient en toute justice faire retour à la collectivité plutôt que d'enrichir indûment des particuliers. Il se trouve même des pays, comme l'Allemagne occidentale, où l'on n'a· procédé à aucune nationalisation et où certains transferts de propriété affectant des branches fortement monopolisées seraient souhaitables 5 • Or c'est précisément là que se pose la question de savoir si la nationalisation, dont les effets 4. a: La différence entre capitalisme et socialisme ne consiste pas en ,ce que l'un réalise des profits et l'autre non, mais bien en ce que l'un réalise des profits individuels, et l'autre pour la collectivité. » (K. Kautsky : La Révolution prolétarienne et sonl programme, p. 385, trad. Brac'ke et Angèle Roussel, éd. de !'Eglantine). 5. Un collaborateur allemand de la Critica Sociale (Milan, n° r6-r7, 20 août-5 sept. r962) regrette amèrement, entre autres, que la socialisation ne figure plus dans le nouveau programme de la social-démocratie allemande.

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