Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

.. revue liiJtorique et critique Jes faits et Jes iJées - bimestrielle - MARS-AVRIL 1965 B. SOUV ARINE ......... . N. VALENTINOV ........ . MAX EASTMAN ......... . Vol. IX, N° 2 Le Moujik et le Commissaire Le socialisme « dans on seul pays » Autour do « testament » de Lénine DÉBATS ET RECHERCHES P .-J. Proudhon : Cent ans après MAURICE BOURGUIN . . . Des rapports entre Proudhon et Karl Marx Lettres inédites de P .-J. Proudhon L'EXPÉRIENCE COM1UNISTE LASZLO TIKOS ......... . MARY JANE MOODY . .. . Eugène Varga : on conformiste malgré lui Tourisme et rideau de fer L'Observatoire des deux Mondes INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco ., r

Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JUILLET-AOUT 1964 B. Souvarine Le désarroi communiste . Lydia Dan Boukharine, Dan et Staline F. Sternberg Entretiens avec Trotski A. Brumberg A propos d'un anniversaire N. lasny L'agriculture soviétique dix ans aprèsStaline Laszlo Ti kos Renaissance littéraire en Hongrie Yves Lévy Quand la Francedécouvrait l'Amérique Documents Les communistes et la Résistance NOV.-DÉC. 1964 B. Souvari ne A l'Est, rien de nouveau Bertram D. Wolfe Un siècle de « marxisme » Yves Lévy Un soldat dans la politique lvanov-Razoumnik Destinées d'écrivains (Il) Jerry F. Hough Khrouchtchev aux champs D. P. Hammer Chez les étudiants de Moscou K. Papaioannou Le mythe de la dialectique (Il) Chronique Mœurs des diutnales SEPT.-OCT. 1964 · B. Souvarine Exit Khrouchtchev L'annonce faite à Mao Grégoire Aronson Bolchéviks et menchéviks lvanov-Razoumni k Destinées d'écrivains (I) ln memoriam N. V. Volski (Valentinov) N. Valentinov Charlatanisme statistique Robert Barendsen L'enseignement en Chine communiste K. Papaioannou Le mythe de la dialectique (/) JANV.-FÉY. 1965 B. Souvari ne Dépersonnalisationdu pouvoirsoviétique Léon Emery L'opinionpublique et l'art de s'en servir E. Delimars Déstalinisationd'Jvan le Terrible Anthony Sylvester Dans la province russe Sidney Hook Hegel penseur libéral ? Chronique Salmigondisà l'italienne * Pages oubliées L'ASSO<!ITAJON INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7e Le numéro : 4 F Biblioteca Gino Bianco

k COKfllil J()(Jjf rrv11el,istorÏIJue et crilÏtJHeJes /Ails et Jes iJùs MARS-AVRIL 1965 - VOL. IX, N° 2 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . LE MOUJIK ET LE COMMISSAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . 63 N. Valenti nov . . . . . . . . LE SOCIALISME « DANS UN SEUL PAYS »....... 67 Max Eastman...... . . . AUTOUR DU « TESTAMENT » DE LÉNINE . . . . . . . 78 Débats et recherches B.S. . ............... . P.-J. PROUDHON : CEN~ ANS APRÈS........... . 86 Maurice Bourguin . . . . DES RAPPORTS ENTRE PROUDHON ET KARL MARX 95 LETTRESINÉDITES DE P.-J. PROUDHON................................ 108 L'Expérience communiste Laszlo Tikos.......... EUG~NE VARGA: UN CONFORMISTEMALGRÉ LUI 113 Mary Jane Moody. . . . . TOURISME ET RIDEAU DE FER. . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 L'Obaeruatoiredes deux Mondes .......................................... 126 Biblioteca Gino Bianco

DERNIERS OUVRAGES DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. /. - De Montesquieu à Robespierre T. Il. - De Babeuf à Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte à Proudhon Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery : Joseph Malègue, romancier inactuel Trois poètes cosmiques Le Gros Animal Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raymond Aron : Le Grand Débat INITIATION A LA STRATÉGIE ATOMIQUE Paris, Calmann-Lévy. 1963. La Lutte de classes NOUVELLES LEÇONS SUR LES SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES Paris, Librairie Gallimard. 1964. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. /. - Des origines d /a paix de Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie à la Révolutionfrançaise T. Ill. - De la Révolutionfrançaise au milieu du XIX• siècle Paris, Presses Universitaires de France. 1954-1958-1961. Lucien Laurat : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS DU MARXISME•L~NINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Paul Barton : L'Institution concentrationnaire en Russie (1930-1957) Biblioteca Gino Bianco- - Paris, Librairie Pion. 1959. Kostas Papaioannou : Hegel PRÉSENTATION, CHOIX DE TEXTES Paris, Editions Seghers. 1962.

revue l,istorÎIJUe et critique Jes faits et Jes iJée1 Mars-Avril 1965 Tr. l IX N 2 vO • , o LE MOUJIK ET LE COMMISSAIRE par B. Souvarine L E COMITÉCENTRAdLu parti communiste de_,l'U .R.~.S. a ten1;1 fin mars, pour la n-ieme fois, une session consacrée à l'état de l'agriculture collective dite « socialiste » et systématiquement vantée comme étant « la plus mécanisée du ~onde». On ne compte plus le nombre de sessions et de séances ainsi réunies en haut lieu à Moscou pour tenter de pallier les déficiences des kolkhozes et des sovkhozes. Il semble que, cette fois, les dirigeants aient délibéré en présence des seuls 330 membres et suppléants ~e cette Chambre oligarchique, alors qu'ils allaient Jusqu'à convoquer naguère deux et trois mille figurants pour faire valoir devant eux la science agronomique de Khrouchtchev. De session en session du Comité central, sans parler des réunions constantes du Secrétariat et du Présidium la situation de l'agriculture bureaucratisée n'a' fait qu'emp!rer, le marasme atteignant en 1963 des proportions impossibles à dissimuler puisqu'il ~vait alors fallu acheter à l'étranger quelque 12 millions de tonnes de céréales « capitalistes » pour c<;>uv~liers besoins essentiels du pays. Il n'est pas difficile de comprendre, même sans information o~ciell~, que le_dé~cit de la récolte en 1963 a neces~ai!ement impliqué un abattage en masse du betad, faute de fourrage pour le nourrir d'où pé~urie de viande et de laitages dans les ;nnées suivantes. Malgré d'excellentes conditions météorologiques en 1964, il s'avéra que de nouveaux achats de céréales au-dehors étaient encore nécessaires et que par conséquent des réformes radicales dev~~ent indispensables pour que l'Union soviétique ne reste pas dans la dépendance des pa~s capitalistes en matière d'alimentation primaire. Des mesures d'urgence furent décrétées dans le sens de concessions au secteur agricole Biblioteca Gino Bianco privé aussitôt après la session du Comité central d'octobre dernier, préludant aux décisions récentes de mars dont l'ampleur et la portée dépassent toute attente. En effet, il appert du rapport de Brejnev présenté le 24 mars et publié le 27 que « des erreurs gros~ières ont été commises [par qui?] dans la gestion de l'agriculture [depuis bientôt un demisiècle?] et c'est pourquoi la question de mesures urgentes à prendre est soumise au Comité central ». Critiquant les pratiques de gestion bureaucr~tique. et les iIJ?-provis~tionsfâcheuses qui nuisent a la production agricole, comme l'avaient toujours, {ait avant lui les premiers responsables de cet et,t des choses, Brejnev a préconisé de me~re ~n au « subjectivisme » ( ?) dans la direction de 1agriculture et de « recourir à des stimulants économiques et moraux » (sic) dans « tous les domaines de l'activité des kolkhozes et des sovkhozes », d'élargir « la responsabilité des dirigeants et des spécialistes », autrement dit de renoncer en grande partie aux rigueurs de la planification étatique, d'accorder de plus larges rétributions aux travailleurs, de plus larges possibi~ités~'i~itiative_aux cadres locaux, de plus larges hbertes economiques à tous. Cela se traduit concrètement, sur le papier, par l'annulation des dettes kolkhoziennes à l'Etat, par une forte réduction des livraisons obligatoires et une énorme augmentation des prix d'achat officiels de la production agricole. Il s'agit donc d'une sorte de nep aux conséquences incalculables, un tiers de siècle après la suppression par Staline de la nep de Lénme. Pour motiver des résolutions d'une telle envergure, Brejnev a dft révéler quelques vérités sur

64 l'état réel de l'agriculture, à l'exemple de Khrouchtchev en novembre 1953. Mais alors que Khrouchtchev, avouant que l'agriculture « la plus mécanisée du monde» était tombée au-dessous du niveau atteint sans mécanisation sous le tsarisme, en rendait Malenkov seul responsable, bien que la responsabilité incombât à Staline et à tout son entourage, Brejnev s'est gardé de mettre en cause nommément Khrouchtchev, se bornant à des allusions au « subjectivisme », aux immixtions de « gens incompétents dans le domaine de la science », allusions qu'il sera permis d'interpréter comme visant à la fois Khrouchtchev et Lyssenko ainsi que leurs auxiliaires. (Mais si le Premier secrétaire du Parti n'a pas à se mêler d'agronomie, en quoi Brejnev aurait-il compétence plus que Khrouchtchev?) Il y eut manifestement des cas où Khrouchtchev prit sur lui d'improviser des décisions proprio motu et de mettre ses collègues devant un fait accompli, mais dans certaines limites, ce que prouvent plusieurs discours et mémorandums publiés après coup, et sûrement pas sur des questions fondamentales affectant l'orientation générale de la politique économique : par exemple sur l'exploitation des terres vierges, qui mit en jeu d'importants chapitres du budget et de vastes ressources en machines, en main-d'œuvre. Brejnev ne pouvait rendre Khrouchtchev personnellement responsable de l'incurie, du désordre, de l'autoritarisme administratif, des méthodes stériles de gestion qu'il dénonce, sans accuser solidairement tout le Secrétariat et le Présidium et le Comité central qui ont toujours approuvé les actes et les paroles du Premier secrétaire. A moins de dévoiler dans qu~lle~ conditions ce dernier put imposer son omn1sc1ence. A LA MI-AOUT 1964, donc deux mois avant sa démission volontaire-obligatoire, Khrouchtchev avait fait au Kazakhstan une de ces tournées d'inspection et d'exhibition où il se complaisait tant et prononcé des mots que non seulement le public saturé de verbiage, mais aussi les soviétologues professionnels ont vite oubliés, et qu'il vaut la peine de remémorer avant l'oubli total. Pérorant à Tsélinograd, chef-lieu des terres ci-devant vierges, ils se réjouissait des perspectives rassurantes d'une récolte exceptionnelle, notamment en ces termes : «Par leur labeur, par le blé qu'ils ont produit, les travailleurs des terres vierges ont cloué le bec aux ennemis de l'Union soviétique. » Cela signifie implicitement que dans les années précédentes, par défaut de labeur, les travailleurs n'avaient pas produit de blé et s'étaient abstenus intentionnellement de clouer le bec aux ennemis de l'Union soviétique. Et de quels« ennemis » est-il question alors que tous les pays capitalistes rivalisent d'empressement à commercer avec Moscou, lui fournissant à crédits de plus en plus longs de quoi surmonter ses difficultés les plus aiguës ? BibliotecaGino Bian-co LE CONTRAT SOCIAL A l'occasion de ce voyage au Kazakhstan, la Pravda prévoyait une récolte globale couvrant tous les besoins de la consommation et permettant de reconstituer une bonne partie des stocks. Les Izvestia supputaient sur un mode lyrique inhabituel les moissons prochaines. Un Anglais ignare et obtus, et cossu, Mr. Roy Thomson, propriétaire d'une grande « chaîne » de journaux britanniques, et accompagnant Khrouchtchev dans sa tournée, faisait la leçon au monde entier en ces termes : « Les progrès réalisés par !'U.R.S.S. dans des domaines encore inconnus de nous en Occident sont stupéfiants (...). Nous autres Occidentaux devons travailler et progresser encore plus que nous ne le faisons. Nous devons également revenir sur quelques-unes de nos erreurs [lesquelles?] si nous voulons relever le défi [ ?] communiste» (dépêches A.F.P. du 15 août). Mais peu de temps après, que restait-il des vantardises de Khrouchtchev et des non-sens du gros bourgeois britannique? Le 27 octobre, une dépêche de Winnipeg annonçait l'achat soviétique de 2 millions 904.400 quintaux de blé et de farine au Canada, payables au comptant et livrables de novembre à juillet, en partie à Cuba. Le Monde du 15 janvier dernier signalait la vente de 2 millions 500.000 quintaux de blé français, à livrer dans les ports de la Baltique et de la mer Noire. Et Brejnev vient de reconnaître dans son récent rapport, tout en promettant une forte augmentation des prix payés par l'Etat aux kolkhozes pour leurs céréales : « Le volume des achats prévus ne satisfera pas pleinement les besoins grandissants du pays et ne permettra pas la constitution de réserves; aussi faudra-t-il organiser également l'achat de surplus éventuels (...). Les tarifs appliqués à ces achats seront supérieurs de 50 % aux prix de base (...). L'Etat est prêt à assumer des frais supplémentaires p0ur ces opérations de stockage... >> Même sans ces démentis infligés à l'optimisme de Khrouchtchev et de Mr. Roy Thomson, n'importe quel observateur sérieux des affaires russo-soviétiques sait que les terres dévirginisées de l'ancien Turkestan ne donnent en moyenne qu'une bonne récolte en cinq ans, à condition d'y mettre un prix exorbitant. Le montant de la récolte de 1964 n'a même pas encore été révélé au printemps de 1965 et Khrouchtchev s'est abstenu soigneusement de faire allusion aux prix de revient. On a cependant des renseignements fragmentaires et significatifs. En novembre 1963, le rendement avoué dans la région de Pavlodar au Kazakhstan a été de 1,8 quintal à l'hectare, inférieur au poids de la semence. En 1964, il a fallu mobiliser dans toute l'Union soviétique et transporter par avion 27 .ooo mécaniciens et conducteurs de tracteurs pour rentrer la récolte (et en perdre une bonne partie en route). Les histoires de matériel abandonné sous les intempéries, de machines détraquées faute de soins ou de pièces de rechange, de gabegie et de gaspillages fantastiques, empruntées à la presse soviétique

B. SOUV ARINE régionale, empliraient chaque année un numéro entier de la présente revue. On comprend que la direction collective ne veuille pas démordre de sa coûteuse expérience des terres défrichées tant que la Russie d'Europe n'accroît pas suffisamment sa productivité agricole, mais si la nep actuelle se réalise « sérieusement et pour longtemps », comme disait Lénine de la sienne, il est à prévoir que les steppes de l'Asie centrale seront peu à peu converties pour la plus grande part en pâturages. Depuis 1959, constate Brejnev dans son rapport au Comité central, la production agricole n'a augmenté que de 10 % au lieu des 70 % prescrits par le plan septennal. Encore son premier chiffre est-il sujet à caution. La population ayant crû parallèlement de quelque 20 millions d'âmes, la stagnation reconnue décèle une sensible régression relative. Ce constat de faillite communiste, à deux ans du cinquantième anniversaire que va célébrer le régime, aurait retenti à travers le monde s'il subsistait, dans la presse dite bourgeoise, avec un minimum de dignité, le moindre sentiment du devoir d'information impartiale. A quoi il importe d'ajouter qu'une très notable portion des denrées comestibles provient du minuscule secteur privé, lequel surpasse de loin, avec ses moyens dérisoires, la productivité du secteur étatique, et sans lequel la population serait réduite à une demi-famine. C'est pourquoi le Comité central, en novembre dernier, s'était hâté d'octroyer à la culture individuelle et familiale une extension des parcelles potagères et un accroissement des possibilités d'élevage, concessions brusquées qui en disent long sur la gravité de la situation alimentaire présente et à venir. Maintenant, Brejnev promet d'aller jusqu'à doubler le p:ix des prestations exigées des kolkhozes tout en réduisant le volume ~lob~l de celles;-ci, d~ payer 50 % de plus les livraisons supplementa1res, et en outre d'investir 71 milliards de roubles en cinq ans pour accélérer le développement de l'agriculture, autant qu'en ~e vingtaine d'années écoulées, ce qui serait inconcevable sans de profonds remaniements budgétaires nécessairement réalisés au détriment des fabuleuses dépenses improductives d'armement et d'astronautique. On demande à le voir pour le croire et l'on imagine aisément les tricheries dont les sans-scrupules conscients de la Staraïa Plochtchad* sont capables pour reprendre d'une main ce qu'ils concèdent de l'autre. Last but not least, il y aurait désormais les stimulants << moraux », innovation qui fera date si la pratique correspond à la promesse. Les stimulants moraux, après les stimulants économiques, consisteraient à soustraire enfin la population rurale à l'autoritarisme arbitraire et stérilisant du Parti comme à la réglementation tâtillonne et paperassière du Gosplan. Parlant * La •Vieille-Place•, où se trouve le siège du Comité central et du Secrétariat du Parti, que tant d'experts occidentaux situent au Kremlin. Biblioteca Gino Bianco 65 de l'élevage, Brejnev affirme qu' « il appartient aux kolkhozes, aux sovkhozes et aux spécialistes des questions agricoles de chercher à résoudre ce problème (...). C'est à ceux qui se trouvent sur place et connaissent les conditions locales de choisir ce qui doit être semé pour les besoins de la population et ce qui doit être réservé à la nourriture du bétail. » Exprimant sans nul doute le diagnostic des économistes et des techniciens consultés sur les maux de l'agriculture et leurs remèdes éventuels, le rapporteur se décide à déclarer que la situation actuelle serait différente « si des théories et des dogmes néfastes, dépourvus de toute base scientifique, avaient été éliminés en temps opportun au lieu d'être officiellement maintenus par des moyens administratifs » (lire : des moyens de coercition et de persécution policières). En conclusion Brejnev juge « indispensable d'en finir avec la politique d'autoritarisme et de mesquinerie administrative, de petite tutelle, de remplacement continuel des spécialistes et de~ dirigeants dans les kolkhozes et les sovkhozes » (ce qui sous-entend l'activité brouillonne et impérative du touche-à-tout nommé Khrouchtchev). La réalisation de ce beau programme atténuerait considérablement la contrainte étatique, laissant place à l'initiative et à l'intérêt personnels, inaugurant ainsi une ère nouvelle de l'histoire soviétique. On a du mal à imaginer le Parti unique et monolithique comme artisan de cette rétrovolution. En outre, lisant Brejnev, on éprouve le sentiment d'avoir déjà lu ces choses-là quelque part, tout au moins des choses de ce genre. SANS REMONTER AU-DELA de l'année dernière, retenons que la session du Comité central tenue en février 1964 avait tourné et retourné de tous côtés le bilan agricole. Khrouchtchev prononça Id discours de clôture, que l' A.F.P. analysait co:tnme suit dans une dépêche du 14 février: « Mettant en relief l'effort accompli dans le domaine de l'agriculture depuis dix ans, M. Khrouchtchev a dit notamment qu'en 1953 les investissements de l'Etat dans l'agriculture s'étaient chiffrés à. 985 ~illions de roubl~s tandis qu'en 1963 ces investissements ont atteint 16 milliards de roubles. » L'Etat qui avait payé aux kolkhoziens 1,6 milliard de roubles en 1953 leur aurait versé 7,2 milliards en 1963. « En abordant ensuite le problème de l'élevage et du fourrage, l'orateur a mis l'accent sur la nécessité de donner dans ce domaine une plus grande liberté d'initiative aux agriculteurs. » La dépêche cite alors textuellement Khrouchtchev : << Evitons les exagérations. Les kolkhoziens doivent être en mesure de décider eux-mêmes combien ils doivent semer de maïs et autres espèces de fourrage pour subvenir dans les meilleures conditions aux besoins de l'élevage, en tenant compte des co~ditions locales. » C~est ce que dit à son tour BreJnev, et même le chiffre des invesr

66 tissements annuels depuis 1963 ne v~rie guère, à le supposer digne de confiance..Ensu!te :iqtro~- chtchev a souligné que « pour tn~e~sdier 1 agriculture il est indispensable d'utiliser tous les progrè; techni9ues ré?!isés_dans les. pays ~mis du camp socialiste et d etud1er avec soin les resultats obtenus par la science e~ la pr~tique dans les pays capitalistes (...). Il serait stupide de ne pas étudier les réalisations de la science étrangère sous le seul prétexte qu'elles ont été obtenues par des pays capitalistes. »Khrouchtchev a J?aintes fois brodé sur le thème de l'exemple occidental, donc sur la fécondité d'une économie exempte de planification étatique et de centralisation bureaucratique autoritaire. Le mois suivant, M. Michel Tatu, correspondant du Monde à Moscou, rappelait le 24 mars un autre des innombrables discours de Khrouchtchev qui, le 28 février, avait « vivement dénoncé les méthodes de planification bureaucratique dans l'agriculture et posé avec netteté la question en laquelle beauco~p d'expe~ts - soviétiques et étrangers - voient effectivement le nœud des difficultés agricoles du pays : celle de l'autonomie de gestion». Une directive du Comité central en mars 1964 reprenait un décret du 9 mars 1955 stipulant : « La tâche fixée aux kolkhozes et aux sovkhozes par l'administration détermine les quantités et les qualités de produits agricoles qu'ils auront à fournir_ à . l'Etat .. Mais quant à savoir ce qu'une exploitation doit semer et sur quelle étendue, q~eJle quantité de béta_i}entretenir, comment utiliser la terre de maniere plus rationnelle afin d'en tirer le maximum et de remplir le plan de fournitures à l'Etat, ceci est l'affaire des kolkhozes eux-mêmes et des employés des kolkhozes. Ceux-ci connaissent mieux les conditions· de leur exploitation, ils sauront mieux en utiliser les possibilités. » Ladite directive condamne « comme nuisible et freinant le développement de l'agricult~~e la politique, co?sistant à planifier d'une maniere aveugle, a imposer d'en haut et ~ans cérémonie aux exploitations des objectifs, à fixer l'étendue des surfaces à ensemencer, leur structure, le nombre des têtes de bétail et autres objectifs de production ». Brejnev Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL répète donc à présent ce que le Comité central avait déjà formulé en 1955, dix ans plus tôt, et réitéré par Khrouchtchev l'année dernière. Il ressort de ces rappels et comparaisons de textes que le Parti avec Khrouchtchev n'a pas été capable de mettre en pratique ses considérations théoriques de 1955 et de 1964, pas plus qu'il n'avait su ni pu avec Staline suivre « sérieusement et pour longtemps » la nep de Lénine. Il se heurte évidemment à des obstacles qu'il ne saurait franchir ni contourner sans réviser les principes mêmes sur lesquels s'est fondé son pouvoir. Ce qu'il fera sans Khrouchtchev dépend précisément des facultés de « révisionnisme » qui s'affirmeront au Comité central dans un proche avenir, sous la préssion des exigences vitales que l'économie inspire à la politique. Dès à présent la direction collective du Parti donne entièrement raison à tous les critiques compétents et sérieux qui, en Occident, n'ont cessé de réfuter les prétentions soviétiques quant à la réalisation du socialisme par les « moyens barbares » dont a usé Lé~ine et abusé Staline. Et il apparaît bien que l'Etat pseudo-prolétarien s'avère impuissant à briser la résistance opiniâtre que lui oppose le moujik depuis près d'un demi-siècle. Le moujik, c'est-à-dire le « petit homme » au sens d'homme de peu, le manant, le vilain, le rustre, de nos jours le kolkhozien avec lequel le Parti omnipotent est obligé de compter. Le moujik avait imposé la nep à Lénine, il a désespérément résisté à la collectivisation forcée de Staline, il a fini par obtenir son lopin et sa vache, il a lutté sans répit à sa façon contre le Commissaire, autrement dit le fonctionnaire communiste, qu'il soit membre du Comité central ou secrétaire de cellule, de rayon, de district, de région, qu'il soit sous toutes sortes d'étiquettes commissaire de police ou commissaire du peuple. Aujourd'hui encore, le Parti recule devant le moujik. Non sans arrière-pensées, certes, mais il a cédé du terrain et concédé des « stimulants matériels et moraux». Le dernier mot n'est pas dit, mais à chaque tournant suffit sa peine. B. SOUVARINE. ,

LE SOCIALISME Il DANS UN SEUL PAYS Il par N. Valentinov () N SAIT L'IMPORTANCE qu'a prise, dans l'histoire des relations des Eglises orthodoxe et catholique, l'addition du Filioque par les papes de Rome au symbole de la foi, tel que l'avaient fixé les conciles œcuméniques. Sans vouloir faire de rapprochement incongru, on peut dire très sérieusement que, dans l'histoire de l'idéologie du parti communiste de !'U.R.S.S., une phrase d'un article dicté par Lénine les 4 et 6 janvier 1923 a joué un rôle analogue à celui du Filioque. C'est à partir de cette phrase, notamment, que s'est élaborée la théorie qui, pour une fraction du Parti, a eu une « importance particulière » 1 en tant que « vérité indiscutable» 2, à savoir l'affirmation de la possibilité d'instaurer une société pleinement socialisteen Russie sans aide extérieure, alors que d'autres, au contraire, ne voyaient là qu'une déformation des « vérités élémentaires du marxisme», altération qui, selon Trotski, aboutissait à la « création d'un mouvement purement national et indépendant » et à la « théorie réactionnaire du socialisme dans un seul pays» 3 • L'origine de cette phrase de Lénine, et avec elle d'une nouvelle doctrine qui devait avoir, on peut l'affirmer sans crainte, une portée et des conséquences mondiales, présente un intérêt exceptionnel, et il convient d'aborder cette question, peu étudiée jusqu'à présent semble-t-il, avec la plus grande attention. L'affaire débuta de la manière suivante : Lénine était convaincu que la révolution d'Octobre dont il avait pris la tête n'était qu'un prélude à la révolution mondiale, laquelle devait gagner en premier lieu les pays d'Europe les plus avancés. « Entre la victoire de la révolution d'Octobre et la victoire de la révolu1. Le Parti communiste de l'Union soviétique dans les résolutions des Con,rls, t. II, p. 169. 2. Cf. J. V. Staline: Problème, du léninisme, 1952, p. 143. 3. L. Trotski : Ma vie, Berlin 1930, t. II. Biblioteca Gino Bianco tion socialiste internationale, il ne peut y avoir de solution de continuité. » On peut trouver de semblables déclarations de Lénine dans bon nombre de ses articles et discours, et y suivre chronologiquement l'évolution de sa pensée, tantôt ferme et assurée, tantôt pleine de rebonds et de retraits étonnants : 21 février 1918 : « La révolution socialiste internationale en Europe approche d~mois en mois. » 7 mars 1918 : « Nous approchons de la période douloureuse du début de la révolution socialiste internationale. Elle va triompher dans quelques semaines, peut-être même dans quelques jours. » 28 août 1918 : « L'Autriche et l'Italie sont à la veille de la révolution. L'écroulement du système capitaliste est inévitable. » 3 octobre 1918 : « En Allemagne, la crise a commendé. Elle se terminera par le passage inévitable d'u pouvoir politique aux mains du prolétariat allemand. » 22 octobre 1918 : « Il est maintenant clair pour tout le monde que la révolution est inévitable dans tous les pays belligérants. Ce n'est plus une question de jours, mais d'heures. Nous n'avons jamais été si près de la révolution mondiale ; jamais il n'a été aussi évident que le prolétariat russe a désormais établi son pouvoir, et que nous serons suivis par des millions et des dizaines de millions de prolétaires du monde entier. La révolution allemande va éclater avec une telle force, une telle puissance organisée qu'elle résoudra toute une série de problèmes internationaux. » Or les révolutions éclatent en effet en Europe, mais ce ne sont point celles dont rêvait Lénine. Le pouvoir ne passe pas aux mains du prolétariat, le capitalisme ne s'effondre pas. Pendant quelque temps, Lénine met une sourdine à son millénarisme ; mais, en 1919, il prophétise à nouveau sans aucune retenue : 23 mars : « La semence jetée par la révolution r

68 russe germe en Europe. L'impérialisme international aux abois va périr. » 29 mars : « La révolution approche. Elle vient ces jours-ci de triompher en Hongrie, où le pouvoir des soviets est désormais établi. Tous les peuples y viendront, inévitablement. » 11 avril : « Nous avions promis une révolution mondiale ; la voilà commencée. Notre position internationale est excellente. Quelques mois seulement nous séparent désormais de la victoire sur le capitalisme dans le monde entier. » 16 juillet : « Nous affirmons avec force que ce mois de juillet est le dernier à passer dans des conditions aussi difficiles ; en juillet de l'année prochaine, nous fêterons la victoire de la République soviétique internationale. » 17 juillet : « La Russie, avec le pouvoir des soviets, était tout d'abord isolée, puis la Hongrie soviétique est venue se joindre à elle, et voici qu'en Allemagne le pouvoir est en train de passer aux soviets. Le jour n'est pas loin où l'Europe entière s'unira pour ne plus former qu'une seule République soviétique. » 22 novembre : « La révolution socialiste en Europe occidentale n'est plus une question de jours, mais d'heures. De même en Amérique, en Angleterre. La paix de Versailles n'est qu'une victoire apparente des impérialistes triomphants ; en réalité, elle annonce l'écroulement de tout le monde impérialiste. » Mais les événements se refusent obstinément à suivre le schéma de Lénine, et en 1920 il est amené à y introduire des modifications et des atténuations. Il commence à parler d'un ralentissement de la révolution mondiale. Il écrit le 6 mars 1920 : « Beaucoup espéraient tout d'abord qu'en Europe occidentale la révolution socialiste commencerait dès la fin de la guerre. En fait, la marche de la révolution y est plus lente. L'Europe, pour aller à la révolution, emprunte une autre voie que nous, mais au fond elle fait la même chose. » Le 6 novembre 1920, il reconnaît désormais que « la cause de la révolution internationale a subi ces derniers temps plusieurs défaites dans les petits pays, où de puissants rapaces ont aidé à écraser le mouvement». La certitude qu'avait Lénine de l'avènement prochain de la révolution mondiale disparaît ensuite au point qu'en mars 1921, il déclare au Congrès du Parti que « ce serait pure folie » de croire ou d'imaginer qu'un secours « va bientôt venir d'Europe sous la forme d'une révolution prolétarienne durable » 4 • Quatre mois plus tard, le 5 juillet, force lui est bien de constater que « dans les pays capitalistes, après la conclusion de la paix - si mauvaise qu'elle puisse être - on n'a pas réussi à déclencher la révolution ». 4. Lénine : Œuvres, t. 32, p. 156. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Ce désir ardent de Lénine de voir l'avènement de la révolution et d'y contribuer par tous les moyens était naturel et fort compréhensible. Depuis la publication du Manifeste communiste de Marx et d'Engels en 1848, l'idée de l'écroulement du système capitaliste, conséquence de la révolution mondiale, était devenue le fondement même de la Weltanschauung marxiste orthodoxe sous sa forme primitive, avant les corrections qui y furent apportées à partir des années 90 par le « révisionnisme », c'est-à-dire par la critique marxiste soucieuse de tenir compte des faits nouveaux. Mais dans cette foi, dans cet appel à la révolution mondiale tels qu'on les trouve chez Lénine, il y a deux aspects entremêlés, qu'il importe au plus haut point de distinguer. Lénine savait très bien que les pays capitalistes avancés étaient, sur le plan militaire, plus forts que la Russie soviétique, au point d'être en mesure, par une intervention décisive, de renverser le " pouvoir soviétique. D'où son désir de voir supprimer ces Etats capitalistes, dont seule la disparition, selon lui, garantirait définitivement l'existence même de l'Etat soviétique. et la continuité de l'édification socialiste qu'aucune force extérieure ne viendrait interrompre. C'est dans ce sens qu'il disait que la victoire finale de la révolution soviétique ne pouvait être assurée si cette révolution restait isolée. C'est également le sens de la formule constamment employée par lui : Lorsque nous posons la question des objectifs et des conditions de la victoire de la révolution prolétarienne en Russie, nous disons que cette victoire ne pourra être durable si elle n'est pas appuyée par la révolution prolétarienne en Occident. On ne peut juger correctement notre révolution qu'en se plaçant sur le plan international. Pour vaincre définitivement, nous devons faire triompher la révolution prolétarienne dans tous les pays capitalistes, ou tout au moins dans les principaux. MAIS il est un autre aspect des thèses de Lénine sur la révolution mondiale. En dépit de certains propos de tribune, lancés dans le feu de l'action et de manière plus ou moins irresponsable (par exemple, en 1918 : « ••• D'un socialisme encore informe et proclamé par décret, nous sommes en train de passer au véritable socialisme» 6 ), Lénine estimait que de graves raisons de toutes sortes, d'ordre intérieur, rendaient impossible l'édification du socialisme dans un seul pays, à savoir la Russie, bien que celle-ci eût la première commencé la révolution au ·nom du socialisme. Pour vaincre les obst~cles intérieurs s'opposant à l'instauration définitive du socialisme, la Russie avait besoin de l'aide de pays capitalistes avancés passant au socialisme. En considérant à nouveau les dates, il 5. Intervention à la séance du V.Ts.I.K., 22 octobre1918; cf. Œuvres, t. 28, p. 105.

N. VALENTINOV est intéressant de noter ce que Lénine dit et écrit à ce propos : 26 mars 1917 : « La Russie est un pays agricole, un des plus attardés d'Europe. Le prolétariat russe ne peut, par ses seules forces, mener à bonne fin la révolution socialiste, mais il peut donner à la révolution russe un élan qui facilitera l'entrée en action, pour les batailles décisives, de son principal collaborateur, le plus fidèle et le plus sûr aussi : le prolétariat socialiste européen et américain. » 11 janvier 1918 : « Nous n'avons jamais caressé l'espoir de passer du capitalisme au socialismesans l'aide du prolétariat international. Une victoire définitive du socialisme limitée à notre seul pays est impossible. Nous voyons maintenant clairement la marche de la révolution : la Russie a commencé, l'Allemand, le Français, l'Anglais achèveront et le socialisme vaincra. » 7 mars 1918 : « Il serait vain d'escompter la victoire finale de notre révolution, si celle-ci devait rester isolée. Le remède à toutes nos difficultés est dans la révolution européenne. » 23 avril 1918 : « C'est notre retard qui nous a poussés en avant, et nous périrons si nous ne réussissons pas à nous maintenir jusqu'à recevoir un soutien efficace de la part des ouvriers révoltés des autres pays. >> 26 mai 1918 : « On ne saurait mener à terme la révolution socialiste dans un seul pays, ce pays fût-il moins attardé que la Russie. >> 17 avril 1919 : « Une victoire complète, définitive, est impossible si elle se limite à la seule Russie. >> 6 février 1921 : « Au fond, vaincre définitivement le capital en un seul pays est impossible. Il s'agit en effet d'une force internationale, et pour le vaincre définitivement, il faut l'action concertée des ouvriers à l'échelle internationale. » Lénine montrait que la Russie d'après Octobre, « tout en précédant l'Angleterre et l'Allemagne du fait que le pouvoir politique y était passé aux mains des ouvriers », restait en même temps « fort loin derrière le plus attardé des Etats d'Europe occidentale en ce qui concerne l'organisation d'un capitalisme d'Etat rationnel, le niveau de la culture, la préparation à l'introduction d'une économie et d'une production socialistes >> 6 • En cas de victoire de la révolution socialiste,ne fût-ce que dans un seul des pays capitalistes avancés, il apparaîtrait aussitôt qu'en comparaison, la Russie était « un pays attardé au sens soviétique et socialiste du terme » 7 • Pour que la Russie pftt aller vers le socialisme, le prolétariat socialiste des pays avancés devrait pour ainsi dire la prendre en remorque. Lénine ne précisait d'ailleurs pas la nature de l'aide que le 6. Propos de Lbrine en avril 1921 ; cf. Œuvrts, t. 32, p. 318. 7.. Id., t. 31, p. 5. Biblioteca Gino Bianco 69 prolétariat des pays avancés passant au socialisme devrait apporter 1 la Russie; dans ses écrits, quelques notes isolées et fragmentaires permettent de conclure que cette aide devait prendre la forme d'un apport d'expérience politique et de méthodes d'organisation, de connaissances techniques et d'institutions culturelles ; ces pays fourniraient également à la Russie les biens matériels dont elle était dépourvue, et la conseilleraient enfin sur la manière d'utiliser et de transformer ses richesses naturelles. C'est une aide extérieure de cette nature qui devait mettre en forme, fortifier et, selon l' expression de Lénine, « parachever » le socialisme en voie d'édification en Russie. Sans cette aide, la Russie, seule et livrée à ses propres forces, n'était pas en mesure d'édifier pleinement le socialisme. C'est là un point de vue que développe nettement Lénine dans un article intitulé « Notes d'un publiciste », où il écrit : Nous avons créé un type soviétique d'Etat, inaugurant par là une ère nouvelle de l'histoire universelle, l'ère de la domination politique du prolétariat. Il est impossible désormais de revenir là-dessus, mais il faut dire aussi qu'on ne pourra parfaire ce type soviétique d'Etat que par l'expérience pratique de la classe ouvrière de plusieurs pays. Nous n'avons même pas fini de jeter les fondements de l'économie socialiste, et cela nous n'avons pas peur de le dire, car nous savons que rien n'est plus dangereux que les illusions. Il n'y a, dans l'aveu de cette amère vérité, absolument rien d'« effrayant », rien qui puisse fournir un prétexte légitime au moindre découragement, car nous avons toujours confessé et répété cette vérité élémentaire du marxisme, à savoir que, pour faire triompher le socialisme, il faut les efforts concertés des travailleurs de plusieurs pays avancés 8 • On trouve, toujours présentée comme « vérité élémentaire du marxisme », une « profession de foi » identique dans un autre article de Lénine écrit en février 1922, mais qui ne fut imprimé dans la;Pravda que le 16 avril 1924, après la mort de l'auteur. Quelles furent les raisons de ce retard ? Ce n'étaient certainement pas les invectives que l'on pouvait y trouver à l'adresse de l'Allemand Levi et de !'Italien Serrati, coupables de s'être écartés des directives du Comintern. Ni non plus parce qu'il y était dit que les menchéviks, tout en restant les « agents de la bourgeoisie », « avaient cependant eu parfois raison contre les bolchéviks ». Il semble que ce soit autre chose qui ait fait hésiter Lénine, et différer la publication de cet article. En réalité, ses nouvelles idées étaient de plus en plus en contradiction avec celles qui furent les siennes à l'époque du communisme de guerre (1918-19). Une phrase de son intervention au XIe Congrès du Parti est très caractéristique à cet égard : << 1918-19 ont été de grandes années, mais si nous regardons en arrière et si nous refusons de voir la tâche qui nous attend, nous courons à notre perte certaine 9 • >> 8. Lénine : Œuvres, t. 33, p. 180. 9. Discours du 27 mars 1921 ; cf. Œ,"'res, t. 33, p. 262. ,.

70 En lisant les discours et articles de Lénine à partir du milieu de 1920, on voit percer, sous les vieilles théories sclérosées, des vues nouvelles, sous une forme encore fragmentaire, il est vrai, et avec des contradictions et de continuelles réserves. Mais ce qui est totalement nouveau, c'est qu'il a désorm~is ce~sé de croir~ en l'action mystique d'une revolut1on mondiale partant d'Europe. Il va jusqu'à se moquer de ceux qui écrivent le mot « Révolution » avec une majuscule, exaltent « cette révolution au point d'en faire quelque chose de quasi divin » et semblent croire que « la grande révolution mondiale victorieuse va obligatoirement résoudre tous les problèmes dans un esprit révolutionnaire » 10 • La révolution sociale, avortée en Europe, n'avait pu réussir à renverser le système capitaliste, mais les puissances capitalistes n'avaient pas renversé non plus la République soviétique. Auparavant, écrit Lénine, il semblait « tout simplement inconcevable qu'une république socialiste pût survivre dans un environnement capitaliste ; or, cela est prouvé, c'est désormais un fait » 11 • C'était là en effet chez Lénine un point de vue nouveau, inattendu, en contradiction totale avec ses théories précédentes. Il estimait jusque-là que seul le prolétariat socialiste, parvenu au pouvoir, pouvait aider la Russie à « parachever » le passage du capitalisme au socialisme. Désormais, il juge que dans cette entreprise le « capital bourgeois » peut également jouer un grand rôle. C'est pourquoi, dès la fin de 1920, il milite passionnément en faveur d'une politique de concessions audit capital. « L'union avec les trusts d'Etat des pays évolués, affirme-t-il, nous est indispensable. Nous ne pouvons restaurer notre économie par nos seules forces, sans l' équipement et l'aide technique de l'étranger. » « L'industrie des pays capitalistes nous aide déjà, bien que ces pays soient tous dirigés par des capitalistes, qui nous haïssent de toutes leurs forces 12 • » De l'équipement a été commandé en Allemagne, et « une collaboration amicale [noter le terme!] commence avec ce pays déjà industrialisé » 13 • La Russie soviétique, déclare Lénine, établit peu à peu « toute une série de rapports économiques réguliers, procède à des échanges de représentations commerciales et signe des traités » avec les pays capitalistes d'Europe. Donc, par une politique habile, en passant de l'état de guerre à de pacifiques relations économiques et commerciales avec le capitalisme, « l'unique République socialiste soviétique du monde» peut subsister et, cc à elle seule », essayer d'établir le socialisme. 10. Cf. l'article « De l'importance de l'or », Pravda, 6-7 novembre I 921. II. Discours du 23 décembre 1921 ; cf. Œuvres, t. 32, p. 126. 12. Œuvres, t. 33, p. 127. 13. Ibid., p. 144. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Un second élément apparaît bientôt, d'une importance aussi grande aux yeux de Lénine. Le communisme avait toujours prêché « l'union la plus étroite et la fusion totale » avec les paysans les plus déshérités, alors qu'il se méfiait des autres paysans, c'est-à-dire de la masse immense des paysans moyens, en qui il voyait un élément ennemi, petit-bourgeois, qu'il fallait, d'une manière ou d'une autre, contenir, « neutraliser », encore que ce ne fût pas là chose facile : « Le paysan a été élevé pendant des siècles dans l'idée que le blé lui appartient et qu'il est libre de le vendre. Lorsqu'il vend son blé, il fait acte de bourgeois. L'économie de marché (qu'il faut anéantir totalement) fait .de !~i .un commerçant. Les paysans sont des propr1eta1res privés, et à ce titre il faut les combattre. Le paysan est un petit patron, porté par nature à la pratique du commerce libre, ce que nous considérons comme un crime 14 • » << La classe paysanne refuse ~ le type de relations que nous avons' établies avec elle ; elle n'en veut pas ; elle l'a fait nettement savoir. » « La politique de " neutralisation " ne suffit pas ; il faut la remplacer par une politique d'entente. » cc Seul l'accord avec la classe paysanne peut sauver la révolution socialiste en Russie », autrement elle cc nous renversera », « nous enverra au diable». Mais l'accord avec les paysans moyens exige des concessions matérielles ; or, reconnaît ouvertement Lénine le 19 mars 1919 au Congrès du Parti, « nous n'avons rien à donner au paysan moyen... Et celui-ci est très matérialiste 15 • >' La situation serait donc apparue désespérée si l'on n'avait appliqué progressivement une nouvelle politique économique: abandon du communisme de guerre, autorisation d'échanger des marchan.,. dises, restauration de la liberté du commerce, et autres changements importants. Cette politique, dans une large mesure, donna satisfaction au monde rural, et les révoltes paysannes qui, jusqu'en 1921, selon Lénine, cc étaient générales en Russie », cessèrent désormais. La nouvelle politique permit non seulement de trouver un certain terrain d'accord avec les paysans, mais, selon la pensée de Lénine, de réaliser quelque chose de plus grand encore : « l'union économique entre la classe ouvrière et la classe paysanne ». Cette union est « l'alpha et l'oméga du pouvoir soviétique, la condition nécessaire et suffisante de sa solidité». En s'engageant dans cette voie, il faut « s'adjoindre les masses paysannes et commencer à aller de l'avant, avec infiniment plus de lenteur, certes, que nous l'avions rêvé, mais de telle sorte que ce soit toute la masse qui se mette en marche avec nous. Alors notre cause sera absolument invincible, et aucune force au monde 1\epourra nous vaincre 16 • » 14. Œuvres, t. 29; pp. 330, 336; t. 30, p. 477; t. 31, pp. 103, 428. 15. Id., t. 29, p. 139. 16. Id., t. 33, p. 243, discours du 27 mars 1922.

N. VALENT/NOV CE N'EST PAS LA une analyse exhaustive de tout l'apport nouveau qui, en contradiction avec les vues antérieures de Lénine, est entré par fragments dans sa pensée. Toutefois, à partir de là, on entrevoit dans quel sens celle-ci se dirige désormais, tantôt hésitante, tantôt sinueuse. Parti de l'idée qu'il est impossible de réaliser le socialisme dans la seule Russie sans révolution socialiste mondiale, Lénine en vint à admettre la possibilité pour la Russie d'instaurer le socialisme « isolément», même compte tenu de l'environnement capitaliste. Il approchait déjà ce point de vue dans son article : « Sur la coopération », dicté les 4 et 6 janvier 1923, alors qu'il surmontait une deuxième crise de paralysie qui l'avait frappé le 16 décembre 1922. La substance de cet article déborde largement l'énoncé du titre ; l'exposé (et plus encore dans les autres articles de 1923) en est quelque peu heurté. Lénine, la main droite paralysée, ne pouvait écrire, mais seulement dicter ; il y arrivait mal et s'y résignait difficilement. Les médecins lui avaient d'abord permis de dicter pendant cinq à dix minutes par jour ; plus tard, on lui accorda jusqu'à trente minutes. Désirant, dans le temps assez bref dont il disposait, dicter et parler le plus possible, très gêné de devoir parfois faire attendre longtemps la secrétaire, Lénine se pressait et, dans sa hâte, ne trouvait pas toujours de formulation suffisamment précise de sa pensée. En outre, il souffrait de névralgies aiguës, pendant lesquelles, la tête bandée, il n'en continuait pas moins de dicter ; il éprouvait une passion presque pathologique d'écrire, de coucher sur le papier toutes ses idées, de vouloir diriger le Parti sur la bonne voie, lui donner absolument des « directives » et rédiger des instructions. En dépit d'une forme plus ou moins heureuse, l'article « Sur la coopération » est néanmoins parfaitement clair. Lénine, admettant désormais que les puissances capitalistes vont donner un « répit » à la Russie, se demande si celle-ci pourra établir et parachever le socialisme. Quelle sont pour cela les conditions essentielles requises et déjà réalisées ? Lénine les énumère: 1. Le pouvoir d'Etat en Russie est aux mains de la classe ouvrière, ou, à proprement parler, du parti communiste tout-puissant, qui ne partage ce pouvoir avec personne. 2. La terre et la plupart des principaux moyens de production sont socialisés ; ils appartiennent à l'Etat ouvrier, et cela signifie que les entreprises d'Etat sont des entreprises « de type socialiste conséquent ». 3. En Russie, l'union du prolétariat avec les millions de petits paysans les plus déshérités est désormais réalisée, et dans cette union le prolétariat est « assuré » de se voir confier le rôle dirigeant. 4. Enfin la coopération. Mais ici quelques explications sont nécessaires. La révolution d'Octobre, aprèsavoiranéanti le Biblioteca Gino Bianco 71 réseau commercial privé, l'avait remplacé par « l'organisation, par voie de contrainte, de toute la population en sociétés de consommation ». Après toutes sortes d'expériences malheureuses, le gouvernement en vint à restaurer les coopératives libres qui existaient avant la guerre ; il fit complètement disparaître l'esprit réellement coopératif, en les adaptant au communisme de guerre et en les transf armant en une organisation purement étatique travaillant avec le concours de l'ancien personnel des coopératives. « La situation des coopératives, expliquait Lénine en mars 1918, est radicalement modifiée dès l'instant où le pouvoir prolétarien entreprend l'établissement systématique de l'ordre socialiste. Dans une société capitaliste, la coopérative n'est qu'une boutique. Mais une coopérative étendue à toute la société et où les terres sont socialisées, les fabriques et les usines nationalisées : voilà le socialisme. La mission du pouvoir soviétique, après avoir exproprié politiquement et économiquement la bourgeoisie, consiste à étendre les organisations coopératives à la société tout entière, à transformer tous les citoyens en membres d'une coopérative unique à l'échelle de la nation ou plus exactement de l'Etat tout entier 17 • » Avec l'introduction de la nep, la coopération telle qu'elle existait à l'époque du communisme de guerre devait subir de profondes modifications. Une fois admis le commerce privé, la coopération ne pouvait plus désormais se présenter comme une organisation d'Etat unique, détenant le monopole de la distribution des biens. En 1921, Lénine ne sait·pas encore très bien comment, sous le régime de la nep, doit être organisé le commerce, et de quelle nature seront les rapports entre le commerce privé et la coopération. Au Congrès du Parti, en mars, il déclare : Sur quel principe vont être créés les nouveaux rapports commerciaux désormais libres : coopération ou restauration~ petit commerce privé ? Nous ne pouvons guère, aujourd'hui, le préciser définitivement. Il nous faudra à cet égard tenir compte avec soin des expérience locales. Je pense cependant que la coopération finira par l'emporter 18 • Un mois plus tard, dans sa brochure : L'impôt en nature, Lénine se prononce catégoriquement pour la coopération. Il montre notamment que si, dans les campagnes, la coopération, avec la semiliberté apportée par la nep, engendre inévitablement « des rapports· petits-bourgeois et capitalistes ,>, ce « capitalisme de coopération, toutefois, ne nous effraie pas ; il est même avantageux pour nous : il facilite à l'Etat la comptabilité, le contrôle, la surveillance, les rapports contractuels». « La coopération, en tant que système commercial, est plus· avantageuse et plus utile que le commerce privé, non seulement pour les raisons ci-dessus, mais aussi parce qu'elle facilite l'union, l'organisation de millions de consommateurs, puis de toute la population, et c'est là un énorme pas en 17. Œuvres, t. 27, p. 189. 18. Id., t. 32, p. 206. ,

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