Le Contrat Social - anno IX - n. 2 - mar.-apr. 1965

102 la Philosophie 48 ; et malgré les prétentions de Proudhon à la rigueur scientifique, malgré son aversion pour le socialisme sentimental, le socialisme moderne allemand, celui qui se proclame lui-même scientifique, rejette Proudhon et ne voudrait même pas l'admettre parmi ses précurse':11°~L·a cause en .est dans la méthode qu'il a swv1e. A la place de la Charité, loi d'amour établie par l'Evangile, à la place de l'humilité chrétienne, Proudhon fait appel, pour réaliser l'ordre dans les sociétés, à la loi de justice proclamée par la Révolution ; tel est le sens de son livre : La Justice dans la Révolution et dans l'Eglise. La Justice, suivant lui, consiste dans la réciprocité, dans la mutualité, dans !'Egalité. L'Egalité est l'intention primitive, la tendance mystique, le but providentiel que le génie social a constamment devant les yeux. Mais à côté de la tendance instinctive constituant le gouvernement de la Providence, se manifeste parallèlement la raison humaine. « Il y a, dit-il, une heure marquée dans la vie des peuples où le progrès, d'abord irréfléchi, exige l'intervention de la raison libre de l'homme 49 • » Ici nous saisissons sur le vif la méthode de Proudhon; il veut construire d'après un idéal de Justice et d'Egalité conçu a priori par la raison ; et effectivement tous ses essais de construction en matière politique et économique procèdent de 48. Contradictions économiques, t. I, p. 82. 49. Confessions, p. 122. Il y a dans la doctrine de Proudhon une part de déterminisme (v. surtout son chap. sur la Providence dans les Contradictions économiques, t. I, pp. 363 sqq., et ses études philosophiques dans la Justice). De la révolution sociale, il dit : Je ne sais comment cela se fera, mais cela sera, parce que c'est écrit (Idée générale de la Révolution au X/Xe siècle, p. 180). Mais d'autre part il proclame lui-même que « cette force d'impulsion spontanée que nous appelons Providence n'est pas tout dans les choses de ce monde » (Confessions, p. 122), et que « dans la société et dans l'individu, la raison gagne toujours sur l'instinct, la réflexion sur la spontanéité » ( ibid., p. 232). « L'histoire, réductible en système par son côté fatal, se montre progressive, idéaliste, supérieure à toute théorie par le côté du libre arbitre ... » ( De la Justice, t. III, p. 239). L'homme en effet est doué de liberté, et l'œuvre de la liberté est l'idéalisation de l'être humain, le règne de la Justice, idée immanente ou innée dans la conscience. « L'homme a été créé et mis au monde (...) pour réaliser la Justice» (op. cit., II, p. 153); c'est le but de l'économie sociale. (V. sur toute cette matière ses études sur la justice, la conscience, la liberté et le progrès dans la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, t. I et III). . Enfin, dans la Théorie de la propriété, son idéalisme s'accentue encore (p. 242) : « C'est une preuve que la fatalité ne gouverne pas la société ; que la géométrie et les proportions arithmétiques ne régissent pas ses mouvements, comme -laminéralogie et la chimie ; qu'il y a là une vie, une âme, une liberté qui échappe aux mesures précises, fixes, gouvernant la matière. Le matérialisme, en ce qui touche la société, est absurde. » On l'a accusé, non sans raison, de contradiction parce que, dans son livre de La Guerre et la Paix (1861), partant de l'idée de concurrence vitale comme loi des êtres organisés, il fait l'apologie de la guerre nécessaire et du droit de la force. Mais il cherche à rattacher cette thèse à sa théorie de la justice en disant que la justice veut qu'à chacune de nos facultés corresponde un droit ; il y a donc un droit de la force à côté des autres droits et leur faisant équilibre (t. I, ch. VII : « Théorie du droit de la force »). BibliotecaGino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES là, sans liaison avec les faits et les nécessités historiques ; de même que toute sa critique de la société consiste à montrer la distance qui sépare cette société du même idéal qu'il s'est forgé. Comme l'a très bien observé Sainte-Beuve, dans l'étude qu'il a consacrée à la correspondance de Proudhon, l'histoire tenait fort peu de place dans son esprit, et elle en tenait aussi peu dans son œuvre 50 • A diverses reprises, Marx, dans la Misère de la Philosophie, relèye chez Proudhon, en les raillant, des suppositions arbitraires et contraires à la vérité historique, de pures créations de son esprit qui rappellent celles de Rousseau dans le Contrat social 51 • Il .lui reproche aussi d'avoir suivi, dans les Contradictions économiques, « la succession des idées dans l'entendement », et non le mouvement historique des rapports de production 52 • Proudhon ne sait pas tenir compte de l'histoire. Loin d'être un spéculatif comme Proudhon, Marx reste systématiquement étranger -à tout idéal conçu par la raison et volontairement poursuivi par l'humanité. A la place d'un rationalisme dont la formule est Liberté, Egalité, il invoque !'Histoire et ses lois. Rien de plus sec, de plus froid, de plus hostile à l'idée de Justice que l'œuvre de Marx. Non seulement il n'est pas un philosophe humanitaire et sentimental comme Fourier et Cabet, mais il n'est même pas un réformateur parlant au nom du Droit et de la Justice comme Proudhon ; il est évolutionniste, et ne croit pas au progrès réalisé au nom d'une idée par la volonté libre et réfléchie de l'homme. Pour lui, le mouvement social est un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, loin de dépendre de la volonté de l'homme, la déterminent au contraire. Il nous fait l'historique des différentes organisations économiques, et nous montre qu'elles sont sorties nécessairement les unes des autres. Ainsi le régime de la petite culture et du métier indépendant à donné naissance au mode de production capitaliste caractérisé par le salariat. Ce mode de production s'est présenté « comme nécessité historique pour transformer le travail isolé en travail social » 53 • Mais le régime capitaliste, qui 50. P.-J. Proudhon, sa vie et sa correspondance, p. 121 : « L'histoire proprement dite, bien qu'il l'eût étudiée dans un but et par tranches, selon les coupes et les directions qui lui convenaient à une certaine heure, tenait naturellement fort peu de place chez cet esprit raisonneur, organisateur; la logique était tout; il s'était logé dans la tête un absolu de vérité; il méconnaissait l'éternel à peu près des choses humaines et la marche boiteuse des sociétés. » 51. L'origine de la monnaie, par exemple, se trouverait dans des actes.émanés du bon plaisir des souverains; l'échange, la division du travail, le salariat seraient nés d'une proposition faite à un moment donné par un homme à ses semblables ( Contradictions économiques, t. I, pp. 60,. 88, 160; Misère de la Philosophie, pp. I sqq., 67, 129). 52. Misère de la Philosophie, pp. 99-106. 53. Le Capital, p. 145, 2. Sur l'origine du régime capitaliste, l'expropriation de la population campagnarde, la genèse du capitalisme agricole et industriel, pp. 314-42.

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