M. BOURGUIN Evidemment, le système de Proudhon est informe, et la partie constructive de l'œuvre très inférieure à sa partie critique. Le crédit gratuit est un non-sens, et l'intérêt est inséparable du capital privé, comme l'a victorieusement démontré Bastiat, de même que la rente est incompressible; de sorte que les tentatives de Proudhon pour établir qu'il est possible d'arriver à constituer la valeur par le travail dans la société capitaliste, sont restées stériles. Karl Marx ne tombe pas dans ces absurdités ; il admet très nettement que dans le régime capitaliste la plus-value est inévitable 42 • Chercher à supprimer l'intérêt en conservant le capital privé et les échanges individuels, c'est, suivant lui, poursuivre une utopie, car il est impossible, en maintenant le mode de production existant, de faire disparaître les phénomènes qui lui sont propres 43 • Le crédit gratuit, dit-il, n'est qu'une fantaisie de petit bourgeois 44 • Quelle sont donc les conclusions propres à Karl Marx? Elles sont beaucoup plus radicales que celles de Proudhon, car elles visent la destruction totale du régime capitaliste. Suivant Marx, il est chimérique de penser que les maux sociaux disparaîtront le jour où la valeur sera déterminée par le travail grâce à la suppression de l'intérêt et de la rente ; dès aujourd'hui la valeur est déterminée par le travail, et cependant l'appropriation de la plus-value et l'exploitation du travailleur par le capitaliste en sont la consécompenser les inégalités de fertilité et réaliser le nivellement (p. 209). Mais dans la Justice (1858), c'est un autre projet: il demande le partage de la rente entre l'Etat, l'exploitant et le propriétaire (t. I, pp. 339-41. V. la critique dans Walras : L'Economie politique et la Justice). Finalement, dans la Théorie de l'impôt (1861) et surtout dans la Théorie de la propriété (1862), il entreprend la justificuion de la propriété tout en cherchant à démontrer qu'il reste toujours d'accord avec lui-même ( Théorie de la propriété, pp. 199 sqq.) et se contente de reprendre l'idée des physiocrates d'un impôt considérable sur la rente. Après avoir mordu, il lèche la blessure, mais non sans un dernier grondement (pp. 244-46). Tel est le tableau de ce qu'il appelle élégamment << l'évolution progressive de sa pensée » (p. 63). 42. Le Capital, p. 100, col. 1 : « Le mode de production capitaliste une fois donné, le travail nécessaire ne peut jamais former qu'une partie de la journée de travail. » P. 288, 2 : 11 Cette partie nécessaire, mais contractile de la journée de travail, en forme la limite absolue, qu'il est impossible d'atteindre sous le régime capitaliste ,, ; de sorte qu'il y a toujours surtravail donnant une plus-value : « Le travailleur n'achète la permission de travailler pour sa propre existence que moyennant surtravail » (p. 222, 1). P. 134, 1 : « Le capital s'offre (... ) comme rapport coercitif obligeant la classe ouvrière à exécuter plus de travail que ne l'exige le cercle resserré de ses besoins », donc à produire une plus-value. 43. Le Capital, p. 27, col. 1, n. 1 ; p. 35, 2, n. I ; p. 257, 1. 44. Lettre de Marx en 1865 au Sozialdemokrat; il y renvoie à son écrit Zur Kritik der politischen Œkonomie, pp. 59-64. On ne peut s'expliquer comment M. de Laveleye a pu dire, au cours d'une excellente analyse de la doctrine marxiste, que Marx était tombé, comme Proudhon, mais sans le dire, dans la chim~rc du crédit gratuit ( Le Socialisme contemporain, p. 37). Est-cc donc r~vcr le crédit gratuit que d'annoncer l'av~ncmcnt d'une société où il n'y aura plus d'intér~t parce qu'il n'y aura plus de capital privé ni par conséquent de crédit en vue de la production ? BibliotecaGino Bianco 101 quence. Aussi le mode de production actuel, avec les phénomènes qui lui sont inhérents, doit disparaître totalement et non s'amender. Mais ici nous devons nous arrêter, pour apercevoir entre les deux socialistes une opposition plus profonde encore que celle de leurs conclusions ; il nous faut saisir la cause première de leur antagonisme en allant chercher, au-delà de leurs doctrines, la méthode qu'ils ont suivie dans la direction de leur pensée. * ,,. ,,. CERTES, on ne peut accuser Proudhon d'être tombé dans les fadaises du socialisme mystique, religieux, humanitaire et sentimental qui fit éclosion en France avec SaintSimon, Fourier, Cabet, Pierre Leroux; avec lui nous laissons bien loin en arrière le Phalanstère, l'Icarie, la Triade et le Circulus, pour entrer dans la période où le socialisme essaie de s'appuyer sur le raisonnement. Proudhon ne se lasse jamais d'accabler de ses traits le socialisme utopique qui ·l'a précédé 45 • Il signale « cette explosion de sensiblerie lamentable, qui a rendu le socialisme si fade aux esprits positifs, et qui, propageant les plus absurdes illusions, fait tous les jours tant de dupes. Ce que je reproche au socialisme n'est pas d'être venu sans motif, c'est de rester si longtemps et si obstinément bête 46 • » Il lui reproche surtout de vouloir fonder la société nouvelle sur des sentiments paradisiaques de fraternité, de dévouement et d'amour. « Fraternité ! Frères tant qu'il vous plaira, pourvu que je sois le grand frère et vous le petit ... Charité ! je nie la charité, c'est du mysticisme. Vainement vous me parlez de fraternité et d'amour ; je reste convaincu que vous ne m'aimez guère, et je sens très bien que je ne vous aime pas. Votre amitié n'est que feinte, et si vous m'a~z, c'est par intérêt ... Dévouement! je nie le dévouement, c'est du mysticisme. Parlez-moi de doit et d'avoir, seul critérium à mes yeux du juste et de l'injuste, du bien et du mal dans la société. A chacun selon ses œuvres, d'abord; et si, à l'occasion, je suis entraîné à vous secourir, je le ferai de bonne grâce ; mais je ne veux pas y être contraint. Me contraindre au dévouement, c'est m'assassiner 47 ! » Proudhon se flatte de tout prouver par la raison mathématique ; il se croit un esprit rigoureux, conduit par les démonstrations impartiales et les principes désintéressés de la science, comme un algébriste par ses équations. Il y a là une illusion que Marx s'attache à dissiper dans la Misère de 45. Contradictions économiques, n La Communauté ,,, t. li, pp. 258 sqq. ; << Polémique avec Considerant ,,, dans le Pe11ple du 12 février 1849 ( Mélanges, t. I, pp. 268 sqq.). Sur Louis Blanc et Pierre Leroux, dans la Voix du Peuple, décembre 1849 ( Mélanges, t. III, pp. 5 sqq.). 46. Concradictiom économiques, t. I, p. 69. 47. Ibid., p. 228.
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