M. BOURGUIN creux, boursouflé et déclamatoire par endroits 16 , tomb~t même ~ouvent en pleine logomachie ; parfois, ~u contr~e, nerveux, J?r.écisa, lerte lorsque la pensee est vigoureuse 17 , etmcelant, éloquent et emporté lorsqu'une passion sincère le soulève ~t l'enivr~. C'est un homme à mille faces, sachant Jeter au visage de ses adversaires, pour les étourdir e~ les aveugler, de la métaphysique, de la dialectique, de la théologie, de la philologie, de l'histoire de la comptabilité même 18 • Mais cette scienc; dont il fait étalage, il s'en est gavé à la hâte et s~~ o~dre ; chez lui elle est mal digérée, de sorte qu ils en sert hors de propos, sans discernement, comme débordé par elle, au lieu de la tenir toujours à sa disposition comme un instrument souple et ~'un usage préc!s. Rien de plus instructif, pour qw veut le co~a1Jre sous tous ses aspects, que sa fame~~e pole~19ue avec Bastiat au sujet de 1~ gratuite du credit ; lutte dans laquelle l'insaisissable_Protée, l'élastique jouteur, malgré ses ~o?tors1ons, ses métamorphoses, ses ironies et ses tnJures, se heurte à la vigoureuse carrure, à l'inébranlable fermeté logique de Bastiat, qui le terrasse avec douceur. En somme, un rhéteur, sachant ~eu~er la foule sur la place publique par ses cris, 1 amusant _par ses tours de passe-passe et ses ~scam?tages, Jon~lant avec les idées ; esprit mcoherent, temperament non d'apôtre mais de p~phlétaire, un irrégulier et un excentrique, isole entre les économistes et les socialistes, les démocrates et les césariens, les croyants et les athées ; mais aussi penseur toujours original et souvent puissant, cerveau synthétique cachant sous ses mcohérences et ses variations une idée pe~ane~te, celle de mutualité et d'équilibre, qw domme toute son œuvre et en réalise l'unité. Avec cela indépendant, nullement sectaire, et d'une belle crânerie vis-à-vis des factions 19 • . 16. Exemple : « 0 justice d~s hommes, stupide courtisane, Jusques à quand, sous tes oripeaux de déesse, boiras-tu le s~g du P,~olé~aire. égo~gé ? . (Contradictions, t. I, p. 244). C est de 1 md1gnat1on a froid, comme dans un devoir de rhétorique. 17. Marx veut bien reconnaître la « force musculaire de son style » dans son écrit : Qu'est-ce que la Propriété ? (lettre de 1865 au Sozialdemokrat). Son style est encore mieux << musclé » dans les Contradictions. A citer, comme morceau de genre, son invocation à la mort ( De la Justice, t. III, pp. 24647). 18. Il a touché à tout, non seulement à la théologie, à l'exégèse, à la philosophie, à la politique et à l'économie politique, mais même aux questions de politique internationale, de bourse, de chemins de fer, d'art, de littérature, de morale sociale, etc. 19. On lui a beaucoup reproché une lettre du prince Louis-Napoléon, dans laquelle, en demandant l'autorisation de publier la Révolution démontrée par le coup d'Etat, il qualifie le prince de mandataire de la Révolution (démocratique et sociale) ; et son caractère a été l'objet de nombreuses attaques dont Marx s'est fait l'écho (v. Eug. Pelletan : «< Proudhon et ses œuvres complètes », in Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1866). La lettre incriminée, dont la signification est développée dans la suite (ch. VI : « Louis-Napoléon »), pourrait bien n'avoir qu'une signification ironique, comme la lettre par laquelle il dédie son livre : Qu'est-ce que la Propri,c, J aux membres de l'Académie de Besançon dont il était pensionnaire, ou encore comme le fait d •adrcsscr son Biblioteca Gino Bianco 97 Nul n'a eu plus d'ennemis dans tous les partis, nul n'a été plus attaqué par les socialistes et les montagnards de 1848, parce que nul ne leur a été plus nuisible que cet enfant terrible qui semblait combattre sous le même drapeau et venait porter le trouble et la désorganisation dans les rangs. Marx est loin d'avoir cette souplesse dégagée, cette suprême désinvolture qui est le charme de Proudhon et en fait un esprit si français ; il est allemand par ses défauts comme par ses qualités. Ce n'est pas un météore brillant qui vagabonde à trave!s !e m~nde des idées, c'est un astre qui poursuit 1nflex1blement sa course suivant une courbe arrêtée d'avance. Sans rechercher ni l'éclat des idées ni celui du style, il développe en deux gros volumes un seul syllogisme fondé sur une certaine idée de la valeur, et dresse patiemment c~n~re,la so_cié~écapitaliste un vaste réquisitoire hensse de c1tat1onset de preuves expérimentales, appuyé sur une érudition très sûre et très étendue. Il va, _poussant devant lui la lourde machine, poursuivant avec pesanteur son implacable argu113entation,qui se déroule en phrases solides ajustees le~ unes a?~ _autres comme les pièces d'un appareil de prec1s1on. A une conception mécaniq~e de la société il fallait un style mécanique : celui-là est parfaitemeRt adapté à son objet. Marx parle une langue très nette, très spéciale, généralement âpre et sèche, mais relevée çà et là par de brusques saillies dont la rudesse n'est pas ~oujours exempte de trivialité 20 , par de fortes 1r~n1es,par des images qui illuminent le sujet et lui donnent la couleur et la vie. Ce n'est pas un or~teur-; un tribun? _un écrivain ni un pamphlétaire, c est un log1c1enallant jusqu'au bout des conséquences où le conduit un principe, un philosophe exposant froidement la marche du développement historique. Il ne cherche pas à se mettre à la portée des humbles, ni même à éveiller l'inté,tât des indifférents dans un but de propagande ou de popularité ; ces petites concessions ~ l'intérêt du parti _et au succès du jour lui sont mco~ues. Chez ~u1pas de lyrisme ni de prosopopees ; pas de cris ru de sanglots, à peine çà et là quelques accès fugitifs d'indignation ou de pitié · dans ses expositions d'une sévérité scientifique: livre : La Justice dans la Révo/mion et dam l'Eglise au cardinal archevêque de Besançon. o:autr~ part, il é~ait dans la nature de cet esprit, si différent des i~telhgences simplistes qu'il méprisait ( Théorie de /a propnéré, p. 213), de n'être jamais tout à fait bleu blanc ou rouge, mais de se tailler à lui-même, par une visio~ originale de l'aspect des questions, une doctrine déroutant la classifica~ion_traditionn_elle des partis; la question sociale, surtout, pni:na1t ~hez ,.lui, tout_e q~estion politique. Peut-être est-il vrai aussi qu tl n eut Jamais de goût pour le martyre · quoi qu'il en soit, il est certain que Proudhon fut constamm~nt en bu_tte_aux pcrséc_utions du pou':'oir, frappé d'emprisonnement, exilé , que, travailleur acharné, 11vécut de son travail et mourut pauvre. 20. Marx a le mauvais goût d'ttre brutal et méprisant pour ses adversaires.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==