... M. BOURGUIN contraire à sa véritable nature 27 , je me borne à relever la distance qui le sépare de celui de Proudhon. Proudhon a très bien vu que dans notre société la valeur n'est pas déterminée et mesurée par le travail de production, sinon il en résulterait l'équivalence du salaire et du produit 28 ; aussi en fait-il le but à atteindre dans l'avenir. Sa critique de la société ne repose donc pas sur la formule de Ricardo, qu'il n'admet pas comme vraie aujourd'hui, mais sur une idée préexistante d'égalité qu'il voudrait réaliser en faisant, un jour, du travail la mesure de la valeur. Comment compte-t-il y arriver, et quelles sont ses conclusions? Là-dessus les Contradictions ne contenaient qu'une promesse vague ; mais dans la suite Proudhon, conformément à sa devise : Destruam et œdificabo, a exposé tout un programme de réformes où éclate son originalité. Pour faire régner l'égalité, Proudhon ne réclame pas l'anéantissement de la propriété et l'établissement du communisme. Il reste très franchement individualiste, et combat le communisme comme 27. La majeure de tout le syllogisme : le travail est la substance et la mesure de la valeur, est présentée par Marx sans démonstration, comme un principe incontestable, alors qu,il est contredit par les faits les plus évidents ; notamment par la valeur de certaines choses qui n'ont coûté aucun travail, par les oscillations du prix d'une marchandise en dehors de tout changement dans le travail nécessaire à la production de l'or et de cette marchandise, enfin par les énormes différences de valeur qui peuvent exister entre produits de travaux de même durée, non seulement à cause des différences dans la qualité du travail., mais surtout à cause de l'intervention plus ou moins large du capital et des agents naturels susceptibles d'appropriation dans la production, dont le travail n'est pas le seul facteur. Pour que Marx ait pu édifier sur une telle base un appareil logique aussi imposant, il fallait qu'il fût un esprit faux d,une extraordinaire puissance de logique. Dans notre société économique, la valeur, comme l'a très bien vu Proudhon, est un rapport d'opinion., elle est fille de la Liberté., enfant de bohème qui n'a jamais connu de loi. 28. C'est., en effet., la conséquence du principe économique reconnu par Marx., que l'échange se fait entre équivalents. Si le travail de l'ouvrier produit toute la valeur de la marchandise., il doit pouvoir s'échanger contre cette valeur, et le salaire doit être égal à cette quantité. Comment Marx, qui admet que dans la société actuelle le travail est la substance de la valeur., parvient-il à expliquer qu'il n'y ait cependant pas équivalence entre le salaire et le produit ? Il n'avait pas aperçu la difficulté dans la Misère de la Philosophie. Mais dans le Capital il l'esquive avec une surprenante habileté par une distinction subtile. Le salaire, dit-il est le prix de la force de travail ( Arbeitskra/t) de l'ouvrier, de ses facultés personnelles vendues temporairement au capitaliste, et non le prix du travail, car le travail n'est que l'opération fournie après que la force de travail a été vendue. Le travail, étant l'élément formateur de la valeur, ne peut lui-même en avoir aucune, sinon il y aurait tautologie absurde ; il n'y a de marchandise que la force de travail de l'ouvrier, et sa valeur est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production. Elle a bien, seule entre toutes les marchandises, cette vertu spécifique de produire, par son usage, de la valeur, et plus de valeur qu'elle n'en possède elle-même; mais c'est là sa valeur d'usage propre, qui n'a rien de commun avec sa valeur d'échange, fixh suivant la règle ordinaire par le travail de production et limith par conséquent au salaire minimum. Si donc le capitaliate ne paie au travailleur qu'un salaire inférieur à la valeur du produit et garde pour lui le surplus, il ne commet pas personnellement un vol et ne lèse pas le vendeur de la force de travail, puisqu'il a payé cette marchandise à sa vraie valeur; Biblioteca Gino Bianco 99 incompatible avec la famille 29 , impuissant à s'adapter une règle satisfaisante de répartition individuelle, et inconciliable avec la liberté. C'est pour lui le rationnement universel, la médiocrité obligatoire, la religion de la misère, un régime de caserne ne pouvant engendrer que le dégoût de vivre. « La société, dit-il, n'est pas un grand polypier 30 • » Car Proudhon tient par-dessus tout à la liberté, à la responsabilité individuelle et à la concurrence ; la réciprocité, forme de la justice, et l'équilibre, ne peuvent sortir que de l'antagonisme des intérêts 31 • Prétendre tout obtenir par voie d'autorité en s'adressant à l'Etat, c'est, dit-il, « la lèpre de l'esprit français 32 ». Il va même si loin dans cette voie qu'en maint endroit il demande, comme conséquence de ses réformes sociales, l'annihilation du gouvernement et l'organisation contractuelle substituée à l'autorité; plus d'administration ni de police, plus de douanes, plus d'armée ni de tribunaux; toute une théorie de l'an-archie, dont s'est inspiré plus tard Bakounine 33 • C'est bien comme individualiste que Proudhon mais il y a là exploitation d'une classe par une autre, résultant du jeu des lois du régime capitaliste (Le Capital, p. 83, col. 1 ; pp. 231-34; 256-57). 29. Proudhon est un moraliste austère, dans ses théories comme dans sa vie privée ; il tient essentiellement à la sainteté du lien conjugal et à l'autorité du chef de famille, mais il professe à l'égard de la femme un mépris grossier (De la Pornocratie). 30. Contradictions économiques, ch. XII : « La Communauté». 31. De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise,« Balances économiques », t. I, pp. 307 sqq. ; Contradictions économiques, t. I, pp. 210 sqq. « Laissez faire », dit-il dans sa Théorie de la propriété, p. 167. 32. Solution du problème social, pp. 91-92. V. aussi Confessions, passim, notamment Conclusion, pp. 284 sqq.; et ses attaques contre la « tradition jacobine », pp. 318 sqq. 33. Polémique avec Louis Blanc, en 1849 : Mélanges, t. III, pp. 41 sqq ; Idée générale de la Révolution au XJXe silcle, _,,passim. L'idée de contrat l'a mené plus tard au système fédératif qu'il présente comme une balance de l' Autorité et de la Liberté ( Du principe fédératif, 1863). Proudhon étant en théorie un individualiste déterminé, on peut se demander s'il convient de le ranger parmi les socialistes, car les deux termes semblent contradictoires. Dans une définition très large, comprenant aussi bien les propositions fragmentaires du socialisme d'Etat que les systèmes complets de communisme, le socialisme consiste dans l'idée de faire redresser par l'autorité publique (Etat, commune, corporation investie par la loi d'un certain pouvoir de contrainte, etc.), les inégalités sociales d'ordre économique. Je crois qu'il faut sans hésitation classer Proudhon parmi les socialistes, parce que, malgré ses proclamations de principes libérales, il était sans cesse obligé, par la force des choses, de recourir à l'Etat pour la réalisation de ses projets égalitaires. V. notamment à ce sujet ses différentes propositions sur la confiscation totale ou partielle de la rente de la terre au profit de l'Etat ou de la commune (infra, n. 9); son idée de faire intervenir l'Etat, les départements et les communes dans tous les marchés ( ldü générale de la Révolution au XJXe nëcle, p. 245); sa proposition faite à l'Assemblée nationale de 1848 d'imposer une réduction à tous les salaires et revenus ( Solution du problème social, p. 94), etc. On peut reconnaitre d'ailleurs que Proudhon était une variété très particulière, un spécimen très rare de socialiste-individualiste. Il s'est très bien décrit lui-mlme dans un article du Peuple, du 14 mai 1849 : « Le socialisme jugé par M. Proudhon )1 (Mélanges, t. II, p. 172).
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