70 En lisant les discours et articles de Lénine à partir du milieu de 1920, on voit percer, sous les vieilles théories sclérosées, des vues nouvelles, sous une forme encore fragmentaire, il est vrai, et avec des contradictions et de continuelles réserves. Mais ce qui est totalement nouveau, c'est qu'il a désorm~is ce~sé de croir~ en l'action mystique d'une revolut1on mondiale partant d'Europe. Il va jusqu'à se moquer de ceux qui écrivent le mot « Révolution » avec une majuscule, exaltent « cette révolution au point d'en faire quelque chose de quasi divin » et semblent croire que « la grande révolution mondiale victorieuse va obligatoirement résoudre tous les problèmes dans un esprit révolutionnaire » 10 • La révolution sociale, avortée en Europe, n'avait pu réussir à renverser le système capitaliste, mais les puissances capitalistes n'avaient pas renversé non plus la République soviétique. Auparavant, écrit Lénine, il semblait « tout simplement inconcevable qu'une république socialiste pût survivre dans un environnement capitaliste ; or, cela est prouvé, c'est désormais un fait » 11 • C'était là en effet chez Lénine un point de vue nouveau, inattendu, en contradiction totale avec ses théories précédentes. Il estimait jusque-là que seul le prolétariat socialiste, parvenu au pouvoir, pouvait aider la Russie à « parachever » le passage du capitalisme au socialisme. Désormais, il juge que dans cette entreprise le « capital bourgeois » peut également jouer un grand rôle. C'est pourquoi, dès la fin de 1920, il milite passionnément en faveur d'une politique de concessions audit capital. « L'union avec les trusts d'Etat des pays évolués, affirme-t-il, nous est indispensable. Nous ne pouvons restaurer notre économie par nos seules forces, sans l' équipement et l'aide technique de l'étranger. » « L'industrie des pays capitalistes nous aide déjà, bien que ces pays soient tous dirigés par des capitalistes, qui nous haïssent de toutes leurs forces 12 • » De l'équipement a été commandé en Allemagne, et « une collaboration amicale [noter le terme!] commence avec ce pays déjà industrialisé » 13 • La Russie soviétique, déclare Lénine, établit peu à peu « toute une série de rapports économiques réguliers, procède à des échanges de représentations commerciales et signe des traités » avec les pays capitalistes d'Europe. Donc, par une politique habile, en passant de l'état de guerre à de pacifiques relations économiques et commerciales avec le capitalisme, « l'unique République socialiste soviétique du monde» peut subsister et, cc à elle seule », essayer d'établir le socialisme. 10. Cf. l'article « De l'importance de l'or », Pravda, 6-7 novembre I 921. II. Discours du 23 décembre 1921 ; cf. Œuvres, t. 32, p. 126. 12. Œuvres, t. 33, p. 127. 13. Ibid., p. 144. BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Un second élément apparaît bientôt, d'une importance aussi grande aux yeux de Lénine. Le communisme avait toujours prêché « l'union la plus étroite et la fusion totale » avec les paysans les plus déshérités, alors qu'il se méfiait des autres paysans, c'est-à-dire de la masse immense des paysans moyens, en qui il voyait un élément ennemi, petit-bourgeois, qu'il fallait, d'une manière ou d'une autre, contenir, « neutraliser », encore que ce ne fût pas là chose facile : « Le paysan a été élevé pendant des siècles dans l'idée que le blé lui appartient et qu'il est libre de le vendre. Lorsqu'il vend son blé, il fait acte de bourgeois. L'économie de marché (qu'il faut anéantir totalement) fait .de !~i .un commerçant. Les paysans sont des propr1eta1res privés, et à ce titre il faut les combattre. Le paysan est un petit patron, porté par nature à la pratique du commerce libre, ce que nous considérons comme un crime 14 • » << La classe paysanne refuse ~ le type de relations que nous avons' établies avec elle ; elle n'en veut pas ; elle l'a fait nettement savoir. » « La politique de " neutralisation " ne suffit pas ; il faut la remplacer par une politique d'entente. » cc Seul l'accord avec la classe paysanne peut sauver la révolution socialiste en Russie », autrement elle cc nous renversera », « nous enverra au diable». Mais l'accord avec les paysans moyens exige des concessions matérielles ; or, reconnaît ouvertement Lénine le 19 mars 1919 au Congrès du Parti, « nous n'avons rien à donner au paysan moyen... Et celui-ci est très matérialiste 15 • >' La situation serait donc apparue désespérée si l'on n'avait appliqué progressivement une nouvelle politique économique: abandon du communisme de guerre, autorisation d'échanger des marchan.,. dises, restauration de la liberté du commerce, et autres changements importants. Cette politique, dans une large mesure, donna satisfaction au monde rural, et les révoltes paysannes qui, jusqu'en 1921, selon Lénine, cc étaient générales en Russie », cessèrent désormais. La nouvelle politique permit non seulement de trouver un certain terrain d'accord avec les paysans, mais, selon la pensée de Lénine, de réaliser quelque chose de plus grand encore : « l'union économique entre la classe ouvrière et la classe paysanne ». Cette union est « l'alpha et l'oméga du pouvoir soviétique, la condition nécessaire et suffisante de sa solidité». En s'engageant dans cette voie, il faut « s'adjoindre les masses paysannes et commencer à aller de l'avant, avec infiniment plus de lenteur, certes, que nous l'avions rêvé, mais de telle sorte que ce soit toute la masse qui se mette en marche avec nous. Alors notre cause sera absolument invincible, et aucune force au monde 1\epourra nous vaincre 16 • » 14. Œuvres, t. 29; pp. 330, 336; t. 30, p. 477; t. 31, pp. 103, 428. 15. Id., t. 29, p. 139. 16. Id., t. 33, p. 243, discours du 27 mars 1922.
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