Le Contrat Social - anno IX - n. 6 - nov.-dic. 1965

CORRESPONDANCE D'Arlington, en Virginie, nous avons reçu d'un de nos lecteurs de longue date, Benjamin Ginsburg, une lettre qui mérite d'être reproduite et commentée. Notre correspondant occasionnel a connu la France de la première après-guerre, il s'est intéressé de près chez nous à la situation sociale et au mouvement des idées, il a fréquenté alors en ami la Vie ouvrière de Pierre Monatte et d'Alfred Rosmer. Philosophe de vocation et observateur attentif du monde moderne, il écrit actuellement un ouvrage sur le thème : L'homme ne vit ,pas que de science, ce qui ne l'empêche pas d'adresser cordialement à notre directeur des critiques auxquelles nous allons volontiers répondre. Arlington, Virginia. ]'ai remarqué dans vos articles une tendance suivie à faire nettement le départ entre le communisme russe tel qu'il a été pratiqué par Staline et ses successeurs, d'une part, et les doctrines classiques du n1arxisme telles qu'elles ont été énoncées par Marx et révisées par Lénine, d'autre part. Ainsi, dans le numéro de janvier-février 1965, vous parlez d'une perpétuation du stalinisme « sous l'enseigne trompeuse du marxisme-léninisme ». Vous dites également, dans un autre article, qu' « il n'y a évidemment rien de commun entre Gautama le Bouddha et les politiciens bouddhistes qui entretiennent le chaos au Vietnam du Sud, pas plus que Karl Marx n'a de commun avec les nullités ou l_es imposteurs qui professent actuellement le marxisme ». Les distinctions que vous faites (non seulement dans les articles cités, mais dans bien d'autres aussi) entre le communisme d'aujourd'hui et les doctrines de Marx et de Lénine ne font pas que traduire le besoin légitime de distinguer entre différentes phases d'un processus historique. Elles équivalent, selon moi, à tenter de décharger Lénine et surtout Marx de toute responsabilité dans les crimes et les vices du communisme actuel. A cet· égard, je suis franchement effaré par le grand éloge que vous décernez à Marx pour la part prise par lui dans la rédaction de la déclaration de principes de la Première Internationale. Vous dites : « Marx accomplit donc un " tour de force " (Engels dixit) en mettant tout le monde d'accord par la seule vertu de son savoir et de son talent. Il n'avait pas cherché à imposer ses vues, se bornant à traduire ce qui était commun aux tendances disparates. » A en juger par cette peinture, on imagine un Marx d'une telle noblesse de caractère qu'on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Or le tableau qui ressort de la lettre de Marx à Engels concernant le projet de la déclaration de principes de l'Internationale est bien différent. Marx écrivait : « ]' ai été obligé d'admettre dans le préambule des passages sur le devoir, le droit, la vérité, la morale et la justice », ·ajoutant que ces deux formules étaient « placées de façon à ne pas nuire à l'ensemble ». En d'autres termes, Marx dissimulait délibérément ses propres vues afin d'acquérir de l'influence sur une organisation de masse. Dans le langage d'aujourd'hui, cela s'appelle la technique de l'infiltration. BibHotecaGino Bianco Plusieurs commentateurs impartiaux de la biographie de Marx ont été en mesure de faire remonter jusqu'au maître lui-même l'invention d'autres techniques et stratagèmes communistes actuels, tels que l' « organisation camouflée », l'épuration impitoyable des dissidents et l'usage de la calomnie personnelle. Ces commentateurs ont même retrouvé dans l'esprit astucieux de Marx la trace de la supercherie qui consiste à commencer par donner la terre aux paysans pour la leur reprendre une fois le pouvoir communiste consolidé. Et naturellement - cela n'a jamais été contesté - Marx est l'auteur du slogan de la « dictature du prolétariat » qui devait fatalement signifier la dictature exercée par des chefs qui s'imposent par cooptation et prétendent parler au nom de la mystique du prolétariat. ]e soulève ces problèmes non seulement pour rétablir les faits historiques, mais parce que je crois que nous ne pouvons écarter effectivement la menace communiste qui pèse sur la civilisation occidentale sans aller au fond des erreurs fondamentales du marxisme, lesquelles ont abouti aux crimes et aux perversions du communisme russe. Il y a bien des années, dans la conclusion de votre ouvrage capital sur Staline, vous admettiez en quelque sorte l'existence du problème quand vous disiez que s'il convient de dresser le bilan du communisme international et du socialisme traditionnel, il nous appartient également d' « examiner ce qu'il reste de vivant et ce qu'il y a de mort dans la doctrine-mère, assez mal connue bien que très célèbre sous le nom de marxisme ». Sans vouloir en aucune façon diminuer les mérites certains du Contrat social, je crois que la revue s'assurerait des titres inoubliables si elle pouvait obtenir et publier des articles incitant à la réflexion sur la manière dont le monde occidental est tombé dans le piège moral du marxisme et des doctrines apparentées, sur ce que nous devons faire pour retrouver la route du progrès moral et social. Sincèrement, B. Ginsburg. . Cettè lettre qui me vise et m'est adressée personnellement appelle par conséquent une réponse sur Je mode personnel. Il est vrai que depuis plus de trente ans, j'ai toujours eu soin de ne pas identifier Marx: aux diverses variétés de marxisme que Marx avait d'ailleurs plusieurs fois désavouées ; de distinguer Lénine et son marxisme sui generis adapté aux conditions particulières de la Russie, mais qui a évolué d'étape en étape jusqu'à se transformer en négation du marxisme après la prise du pouvoir en Octobre; de différencier enfin Staline et son léninisme que perpétuent ses successeurs sous d'autres apparences. Cela n'équivaut pas à une apologie de Marx ni à une indulgence· imméritée envers Lénine. Il s'agit de ne pas confondre l'esprit et la lettre, car « la lettre tue et l'esprit vivifie », de ne pas être dupe de la phraséologie que les actes contredisent, de donner à chacun son dû sans se laisser aller à des généralisations qui obscurcissent les faits historiques au lieu de les éclairer.

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