Le Contrat Social - anno IX - n. 6 - nov.-dic. 1965

LE CONTRAT SOCIAL Il est vrai aussi que depuis quelque trente années, j'ai cru. nécessaire de réexammer « ce qu'il reste de vivant et ce qu'il y a de mort » dans le marxisme. Le travail et les matériaux accumulés à cet effet ayant été confisqués par les Allemands en 1941, les circonstances m'ont refusé le temps et les moyens de tout recommencer après la guerre. Il en résulte que mes cogitations sur ce thème sont disséminées dans nombre de publications que notre correspondant n'a pu lire et dont il ne peut tenir compte. Les rassembler pour lui répondre équivaudrait à écrire l'ouvrage qu'il m'est impossible de produire dans les conditions matérielles que le sort m'impose. Je me limiterai donc aux points traités dans la lettre de Ben Ginsburg et de façon à ne laisser subsister aucune équivoque. Si l'on croit juste de charger Marx « de toute responsabilité dans les crimes et les vices du communisme actuel ~>, cela signifie qu'il faut en toute justice remonter au-delà de Marx et alors aller jusqu'où ? On pense invinciblement à l'Hamlet européen dont parle Valéry et qui médite sur le crâne de Kant « qui genuit Hegel, qui genuit Marx, qui genuit... ». Mais Kant était disciple de Leibniz, lequel devait beaucoup à Descartes, lequel à son tour, etc. On pense aussi au refrain royaliste qui imputait à Voltaire et à Rousseau les excès commis sous la Révolution française. Autant chercher dans les évangiles la cause première de l'inquisition et les mobiles profonds de Torquemada. Tout cela ne dispense nullement de critiquer sans ménagement Marx et les marxistes, mais pour leurs paroles, pour leurs écrits et pour leurs actes, non pour les aberrations de Lénine, les crimes de Staline ou les pantalonnades de Khrouchtchev. On a connu des marxistes nommés Kautsky, Bernstein, Jaurès, et l'on s'abstient pourtant de reporter sur Marx la considération intellectuelle et morale qu'ils méritent. Deux poids, deux mesures. Et quand Jaurès, dans une controverse célèbre au début du siècle, prenant parti pour Kautsky contre Bernstein, disait par exemple que « Marx n'a pas commis une erreur essentielle de direction, il n'a commis qu'une erreur dans la mesure de la vitesse », personne ne l'accuse après coup de n'avoir pas prévu que cette direction aboutirait à des tueries sans nom en Russie, au lavage des cerveaux en Chine. Grande est l'influence posthume de Marx, la bonne et surtout la mauvaise, il n'y a pas à en disconvenir, et la nécessité de critiquer Marx ainsi que tous les marxismes n'est pas contestable. Mais à moins de maudire Gutenberg pour avoir inventé l'imprimerie, ce à quoi j'incline d'ailleurs fortement quand je vois la presse de nos jours, il importe surtout de critiquer à bon escient. Il existe déjà une abondante littérature de saine critique sur Marx et ses épigones, le Contrat social y contribue depuis une dizaine d'années et j'y prends une large part, sans y mêler indûment le bolchévisme ni ses sous-produits actuels. Outre les thèses économiques qui n'ont pas résisté à l'épreuve du temps, nous avons mis au musée des idéologies du x1.x-i siècle la théorie de la paupérisation, celle de l'extinction des classes moyennes, la mission historique du prolétariat et autres concepts idéalistes que son auteur prenait pour du matérialisme. La dictature du prolétariat également, certes, mais sur ce point je ne donne pas entièrement raison à mon contradicteur. Le sujet a été maintes fois traité ici pour établir que la notion de dictature du prolétariat, qui tient si peu de place dans l'œuvre de Marx et d'Engels, n'a chez ceux-ci rien de commun avec l'hypertrophie dc!naturée que Unine en a faite d'abord en th&>rie, Biblioteca Gino Bianco 38S puis en pratique. A leurs yeux cette notion assez sommaire et confuse signifie le pouvoir exercé par la majorité du peuple s'exprimant au suffrage universel dans des élections libres, ce qui est l'antithèse absolue du régime soviétique. Engels en a même donné l'illustration en montrant comme exemple de dictature du prolétariat la Commune de Paris, fédéraliste et libertaire. D'autre part, Marx n'est nullement « l'auteur du slogan » : à ce propos, je renvoie notre correspondant au n° 3 de la revue (juillet 1957) qui contient, en guise d'introduction au Manifeste de la Démocratie, de Victor Considerant, une analyse de la brochure de V. Tcherkezov, réquisitoire virulent contre Marx et Engels. L'auteur anarchiste y écrit (en 1896) que la dictature du prolétariat a été prêchée par « les socialistes révolutionnaires, par tous les jacobins », « braves gens (...) imbus d'autoritarisme ». Puis : « :tvlêmeaprès les événements de 1849-1852 et sous le Second Empire, les révolutionnaires et surtout les blanquistes restèrent fidèles à la doctrine de la dictature du prolétariat. De même, Marx, Engels et leurs amis en Allemagne. » C'était une fâcheuse tradition héritée du jacobinisme et du babouvisme. Blanqui, préconisant même la dictature du prolétariat parisien sur la France, a une priorité certaine sur Marx. Ladite Introduction mentionne, d'après Tcherkezov, Maurice Dommanget, Charles Andler, George Sorel, Anton Menger, etc., tout ce que Marx doit à ses devanciers, notamment aux socialistes français du XIXe siècle, auxquels nul ne songe à reprocher ce dont il est fait grief à Marx. J'avais auparavant ébauché le sujet dans le n° 2 du Contrat social (de 1957), article sur « Le spectre du marxisme », où il est rappelé que la dictature du prolétariat, inséparable du régime réellement démocratique tel que Marx et Engels le concevaient, était absolument étrangère à l'esprit de parti : « Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers », affirme le Manifeste communiste, au contraire du léninisme futur. Cela ne m'empêche pas de répudier catégoriquement la formule que Marx et Engels avaient empruntée à l'idéologie de dictature populaire ou plébéienne transmise de Babeuf à Blanqui par Buonarotti, même en tenant compte du contenu démocratique sincère que Marx et Engels entendaient lui donner, car j'approuve pleinement Bernstein dont la clairvoyance prédisait, à la fin du siècle dernier, que la dictature du prolétariat serait « la dictature d'orateurs de clubs et de littérateurs ». L'expérience damnable et condamnable du bolchévisme discrédite à jamais le mot et la chose ; elle nous enseigne qu'après les orateurs de clubs et les littérateurs viennent les policiers et les bourreaux qui se croient tout permis. Ce n'est pas une raison pour rendre Marx responsable des méfaits et forfaiis de ses faux disciples. Si Marx n'avait pas existé, la Russie tsarienne n'eût pas moins engendré assez de rejetons de Tchernychevski, de Tkatchev, de Bakounine et de Netchaïev pour enfanter dans la douleur, dans le sang et dans les larmes, une société où sévirait comme ailleurs le mensonge et l'injustice. Je ne puis rien retrancher de ce que j'ai écrit sur Marx comme rédacteur de !'Adresse inaugurale de la Première Internationale. II a tenu la plume pour rédiger un texte conciliant des opinions violemment hostiles entre e1les et assez satisfaisant pour lui-même. Il a réussi par sa seule valeur intellectuelle cc qu'Engels appelle un « tour de force » (nous avons rétabJi la parenthèse que B. Ginsburg avait omise dans sa citation). Selon l'anarchiste Tcherkezov, déjà nommé, ennemi juré de Marx, « la gloire r~llc de

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