Le Contrat Social - anno IX - n. 6 - nov.-dic. 1965

B. SOUVARINE apocryphes que suspectes ni de ses ultimes confessions publiques. Quant à Trotski, le plus prestigieux leader du Comintern par le talent oratoire et les dons de polémiste, en plus de sa réputation en tant qu'artisan effectif de la révolution d'Octobre et des victoires de l'Armée rouge, car l'autorité hors série de Lénine était d'un autre ordre, ce n'est pas fortuitement que les grands manifestes successifs des cinq premiers congrès de l'Internationale communiste sont sortis de sa plume. Il a partagé pourtant le sort final de Zinoviev et de Boukharine puisque Staline réussit à l'assassiner par procuration et à exterminer presque toute sa famille. Mais il n'a pas suivi leur calvaire. dégradant, ayant eu la chance relative d'être banni en 1928, condamné aux tristesses de l'exil en Turquie avant la. Norvège, puis en France et au Mexique. Pourquoi Staline ne l'a-t-il pas tué alors qu'il le tenait à sa merci ? Parce qu'il craignait pour sa propre peau la riposte vengeresse de quelque partisan exalté par une conviction révolutionnaire et inspiré par la tradition de la Vindicte du Peuple et de la Volonté du Peuple. Quelques années plus tard, mille précautions étant prises et les conditions bien changées, il n'eût pas hésité à faire périr sur place son antagoniste, non sans se repaître de son agonie interminable, plutôt que le laisser partir. Trotski en exil s'est montré indigne de la solidarité circonstancielle que son opposition aux parvenus du léninisme lui avait value parmi les militants sincères et désintéressés, inquiets de la dégénérescence rapide du régime soviétique. Figé dans ses partis pris, incapable de faire oraison, de réviser son catéchisme pseudo-marxiste, de tirer les leçons de son expérience et de repenser ses idées dogmatiques comme de reconsidérer le cours de l'histoire, il n'a su que ressasser des formules mortes et afficher une intransigeance inutilement fanatique. Moralement, il s'est comporté à l'instar de ses pires ennemis communistes, intolérant à toute contradiction loyale, refusant tout compagnonnage réel, s'entourant d'approbateurs inconditionnels vite infestés d'espions et d'assassins aux ordres. En sorte que sa fin tragique et déplorable machinée par Staline a aussi de quelque façon le caractère d'un suicide. A part ces trois figures principales dont je ne puis ici évoquer que trop brièvement le lugubre souvenir, les autres Russes qu'il m'a été donné de bien connaître au Comintern ont tous péri de mort violente et ignominieuse de par la manie vicieuse de Staline, à l'exception Biblioteca Gino Bianco 355 d'Hélène Stassova et de Manouilski (mais Staline ne pouvait les sacrifier tous à la fois, il prenait son temps et ne prévoyait pas que des « anciens » allaient lui survivre). D'abord Piatnitski, bolchévik endurci, obtus, brutal, mais réputé honnête et à qui, pour cette raison, était confiée la caisse, la gestion administrative et l'appareil secret dont il tenait tous les fils ( Oms, section des liaisons internationales) ; sa fidélité au petit cercle des plus proches auxiliaires de Lénine causa sa perte. De même Safarov, léniniste indéfectible, secrétaire de la section d'Orient ; il avait vécu et travaillé comme ouvrier en France, nous voisinions à l'hôtel Luxe et il aimait confabuler amicalen1ent avec moi des choses françaises ; son dévouement à la tendance orthodoxe représentée par Zinoviev lui a coûté la vie. Ensuite Lozovski, autre ci-devant réfugié en France où, comme Trotski, il influença fortement Monatte, Rosmer et Loriot pendant la guerre de 1914, et que tous les communistes français ont cordialement fréquenté ; il fut le fondateur et l'âme de feu l'Internationale syndicale rouge avant de déchoir, comme Manouilski, au service des ambitions démesurées de Staline ; ce qui ne l'a pas empêché de succomber à son tour dans des affres dont le récit, par Bernard Turner, rescapé d'un camp sibérien (cf. Est et Ouest, n° 170, mars 1957), est d'une lecture à peine supportable pour ceux qui ont jadis fraternisé avec ces hommes promis au martyre. Il serait injuste de s'intéresser exclusivement aux individus qui « ont un nom », de passer sous silence les nombreux anonymes, les collaborateurs modestes qui travaillaient à nos côtés en toute conscience, les uns croyant contribuer à une œuvre de progrès humain, les autres plus simplement pour gagner le pain quotidien. La plupart ont disparu dans ce massacre du Comintern qui n'a été qu'une infime partie d'un massacre innombrable, celui des millions d'ouvriers et de paysans laborieux immolés sans rime ni raison par une monstrueuse tyrannie arborant l'étiquette prolétarienne. Vers la multitude des victimes innocentes va le sentiment de solidari té fervente de ceux qui se souviennent et supposent que si le Sage par excellence n'a pas eu tort de dire qu'il y a temps pour tout sous le ciel, « un temps pour tuer et un temps pour guérir », « un temps pour pleurer et un temps pour rire », peut-être qu'un jour viendra le temps de la vérité qui libère après le temps du mensonge qui asservit l'espèce humaine. B. S.

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