354 .son temps. Il venait par le train à Moscou le jeudi pour participer aux réunions hebdomadaires du Politburo, lesquelles se prolongaient fort tard dans la nuit, voire jusqu'au lendemain à l'aube. Le vendredi, parfois le samedi, le Présidium du Comintern se réunissait à son tour, et Zinoviev repartait le lendemain dans son wagon spécial pour Pétrograd. En fait, Boukharine, plus qu'un autre, était le lien vivant entre Lénine et nous, car il ne quittait guère Moscou en tant que directeur de la Pravda. Ces détails de routine apparemment fastidieux seront utiles pourtant à l'intelligence de ce qui va suivre, à propos de Boukharine. Zinoviev n'en imposait par aucune qualité extérieure, mais il était notre président, le porte-parole attitré de Lénine, il représentait la Révolution aux yeux des novices de mon ' . . espece et pour commencer nous ignorions tout de son passé médiocre. Peu à peu cependant, dans les conversations privées où ses camarades de longue date l'appelaient « Gricha » par dérision, j'appris sur son compte bien des choses qui réduisaient singulièrement sa stature, et d'ailleurs il ne fallut pas longtemps pour voir en lui ce qu'il était en réalité : un vulgarisateur assez vulgaire des idées de Lénine. Nos relations furent toujours cordiales et même familières, il n'y eut aucun grief entre nous, jusqu'au jour où la lutte intestine des « bolchéviks-léninistes » s'étendit à toute l'Internationale. Alors il usa des pires moyens et de ses agents les plus serviles pour soumettre les partis communistes à la « bolchévisation » qui livrera finalement l'organisation domestiquée à Staline. Après mon exclusion en 1924, je le rencontrai pour la dernière fois par hasard dans une cour du Kremlin et, comme je le regardais froidement bien en face, il eut un geste trahissant la gêne, la lassitude et le regret, tout en disant : « Ah !... quel dommage, quel dommage ... » Malgré ses torts irréparables et ses responsabilités majeures, je ne pus cependant me défendre de ressentir une grande pitié à son égard quand je lus en 1938 dans le livre d' Anton Ciliga, Au pays du grand mensonge, les pages qui le dépeignent déchu, lamentable, dans le terrible « isolateur » de Verkhnié-Ouralsk. Davantage encore quand Staline, aussi lâche que méchant, le traîna sans rémission sur la claie des procès de ·1936 avant l'exécution capitale qui mit fin à. ses souffrances inexprimables. Sa femme et .son fils n'ont pas été davantage épargnés par Staline. Avec Boukharine, la cordialité entre nous prit bientôt tournure d'amitié empreinte d'exBibl·iotecaGino Bianco -., LE CONTRAT SOCIAL trême gentillesse. J'ai dit la fréquence de nos relations, mais il reste à dire que les rapports de travail s'entremêlaient avec la récréation et la plaisanterie, par exemple avant l'ouverture ou pendant les suspensions de séances au Présidium de !'Exécutif. Porté au jeu par tempérament, il cherchait souvent à me saisir tandis que je tentais de lui échapper ; doué d'une force herculéenne sans en avoir l'air, il me soulevait comme une plume quand il réussissait à m'attraper, en me nommant par le diminutif affectueux de « souvarinionok ». Et voici ' . . / . . ou Je veux en venir avec ces rem1n1scences : Boukharine s.éjourna en 1935 à Paris, envoyé par Staline pour négocier avec des socialistes allemands et russes au sujet des archives de Marx et d'Engels ; à !?un de ses interlocuteurs qui le sondait discrètement pour savoir s'il avait l'intention de me voir, il répondit en substance : « Souvarine ? Je ne sais même pas qui c'est. » Les circonstances excluant alors toute hypothèse de mensonge diplomatique, il faut bien accepter celle du mensonge patholo- . . ,, . ' g1que et en tenir compte pour apprec1er a leur valeur bien des paroles délirantes de ce malheureux, recueillies tout au long de ses dix dernières années, matière inépuisable à tant de dissertations « soviétologiques » savantes qui masqu~nt la vérité au lieu de la découvrir. On ne doii pas croire un mot de ce que racontaient les bolchéviks de la décadence. Dès 1928, Boukharine traqué par Staline apparaît comme un homme « aux abois » dans une lettre révélatrice· de Kamenev à Zinoviev (cf. le Contrat social de janvier 1964 ). Il décèle déjà des signes évidents de panique men tale. En 193 5, à Paris, il ne craint pas d'étaler son désarroi et sa détresse chez les menchéviks Théodore et Lydia Dan,. adversaires couverts d'injures inexpiables par lui et se~ pareils (cf. le Contrat social de juillet 1964 ). .En 193,8, brisé au moral par les tourments indicibles que Staline lui inflige depuis leur rupture, il émet devant un tribunal d'assassins en service commandé les divagations pseudo-doctrinales entrecoupées de confessions absurdes, d'affirmations mensongères et de réticences pitoyables dont personne ne devrait être dupe et qui ne lui épargneront pas le dernier supplice, non plus qu'à sa femme, si sympathique. Requiescat in pace, mais outre qu'on ne saurait oublier son rôle initial auprès de Staline dans l'atroce persécution systématique qui devait engloutir tant de vies humaines, y compris la sienne, mieux vaut pour sa mémoire et surtout pour la vérité historique ne pas faire état de ses confidences aussi
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