YVES LÉVY tout inspiré qu'il est, ne laisse pas de commettre bon nombre d'erreurs historiques. Nous signalerons seulement que, dans son récit du 18 mars, la longue citation qu'il emprunte à un ouvrage inconnu (pp. 246-255) - citation qui fait à elle seule tout l'intérêt de son livre - fait vraisemblablement double emploi avec un passage qui vient après. L'anonyme · de l'ouvrage inconnu décrit longuement « la colonne de Pigerre » montant à l'assaut de Montmartre et reprenant héroïquement les canons, et M. Lefebvre relate ensuite l'arrivée d'une troupe nombreuse commandée par le_capitaine Garein. Or Da Costa (La Commune vécue, I, 14) ne parle que de la troupe de Garein. Mais l'un de ses informateurs précise que le capitaine Garein avait pour adjoint le lieutenant Piger. On a l'impression que ce lieutenant Piger, quelques années plus tard, a repris à son compte l'exploit de son unité, en passant sous silence l'existence de son capitaine. On doit néanmoins remarquer que, · parmi les déportés de la Nouvelle-Calédonie, il y avait un Martial Piger et un Elie Pigerre. Mais la « colonne de Pigerre » se rassemble vers 8 heures du matin, et celle de Garein et Piger termine son action avant 9 heures du matin. Cela incite fortement à identifier les deux, et à considérer le livre découvert par M. Lefebvre comme un roman historique : il y a même, dans les pages citées, un duel digne de Lagardère. M. Lefebvre, d'ailleurs, ne répugne pas au roman. Et nous imaginons que celui qu'il forge en quelques lignes (p. 299) lui a paru d'une vérité ontologique et transhistorique. « Varlin et Jourde, nous conte-t-il, rencontrent M. de Rothschild. C'est un homme au-dessus des préjugés comme des lois. Il négocie. Prêter de l'argent aux révolutionnaires ? Pourquoi pas, si cela lui permet de rester à Paris en toute sûreté, de veiller à ses affaires. Très régulièrement, contre reçu, il avance 500 000 francs. » Ne voilà-t-il pas d'admirables précisions ? Notre romancier a connu les pensées de ses personnages, et à coup sûr, il a vu le reçu. Mais d'où vient cette anecdote? Sans doute de Tersen, qui écrit (dans Bruhat, Dautry, Tersen : Histoire de la Commune de 1871, p. 116) : « Rothschild consentit une avance de 500 000 francs, la Banque de France versa (contre reçu régulier) un million. » Mais d'où Tersen tire-t-il cela ? Très évidemment de Lissagaray, qui écrit (Histoire de la Commune, l'e édition, p. 119) : « Varlin et Jourde vinrent demander à Rothschild l'ouverture d'un crédit à la Banque, et celui-ci fit dire qu'on avancerait les fonds. » Vingt ans plus tard, dans la 2e édition, il précise (p. 127) : « Il leur fit dire qu'on avancerait cinq cent Biblioteca Gino Bianco 253 mille francs. » L'expression « la Banque » revient dans les lignes suivantes, et désigne clairement la Banque de France. D'ailleurs Lissagaray ne fait pas dire à Rothschild qu'il avancerait les fonds, mais qu'on avancerait les fonds : « on », c'est indubitablement la Banque de France. En outre, Jourde a déclaré au conseil de guerre (Le Procès de la Commune, p. 50) : « Aucune personne, excepté la Banque de France, n'a été réquisitionnée pour fournir des fonds au gouvernement de la Commune. » Nous remarquons enfin que dans La Banque à travers les âges ( tome II, p. 210) Dauphin-Meunier signale les vains efforts faits pendant vingt ans par la Banque de France pour se faire rembourser par l'Etat les sommes avancées à la Commune, mais qu'il n'est nullement question d'une avance de la banque Rothschild. Il est évident que Varlin et Jourde se sont adressés à Alphonse de Rothschild parce qu'ils croyaient qu'il dirigeait la Banque de France. Celui-ci leur a fait dire qu'on leur ferait une avance, mais, n'étant qu'un des régents, il les a adressés à Rouland, le gouverneur, qu'il se hâta de prévenir. Rouland les accueillit en disant : « Je vous attendais. » Tout ceci peut passer pour une affaire de peu d'importance. L'erreur de M. Lefebvre n'est cependant pas sans portée. Elle montre une grande ignorance du temps où ont vécu les communards. En ce temps-là, l'argent était sacré, et les plus chauds partisans de la Cotnmune, à l'époque, lui ont reproché de n'avoir pas occupé la Banque de France (dont le caractère privé disparaissait derrière son statut d'institut d'émission), non de n'avoir pas pris l'argè(lt des riches. L'argent était sacré, aussi, pour les riches, et il n'est pas indifférent de savoir que pendant toute la Commune le conseil général de la Banque de France s'est réuni et a approuvé les versements faits à la Commune : cinq régents sur quinze, un censeur sur trois demeurèrent à Paris pour accomplir leurs fonctions. On a dit plus haut que les séances des Académies se poursuivirent régulièrement, que les théâtres fonctionnèrent comme par le passé. Dans le Paris de la Commune continuait à vivre l'autre Paris, qui attendait la fin de l'aventure, cette fin de l'aventure que presque tout le monde connaissait d'avance, dont Marx s'entretenait avec Kugelmann, et que bien des communards pressentaient tout en s'efforçant bravement de tenir leur rôle de leur mieux, comme la chèvre de M. Seguin. YVES LÉVY.
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