QUELQUES LIVRES Conflit de générations LE TITRE DE L'OUVRAGE de M. E. Lampert 1 est emprunté au fameux roman de Tourguéniev appelé en russe Pères et Enfants, lequel a été traduit dans la plupart des langues sous le titre : Pères et Fils. Cette œuvre magnifique, qui n'a aujourd'hui rien perdu de sa fraîcheur ni de son actualité, dépeint le conflit qui divisa deux générations russes environ 1858. L'une était celle des années 40, nourrie de littérature romantique et de philosophie idéaliste allemande, qui, en politique, inclinait vers le libéralisme. La nouvelle génération des années 60 - celle de Bazarov, le héros de Tourguéniev - préférait, en littérature, le réalisme au romantisme, et plaçait le Gogol de la maturité plus haut que Pouchkine ; ses maîtres à penser philosophiques étaient, au mieux, Feuerbach, au pire, des épigones de troisième ordre du matérialisme tels que Vogt, Moleschott et Büchner ;. enfin, elle était très hostile au réformisme libéral de tout poil. Cette opposition fut un moment fatidique dans l'histoire des idées en Russie et elle 1narqua réellement le début de la vague révolutionnaire qui devait aboutir à la victoire du communisme. Une étude objective et impartiale de cette période faite en Occident par un historien des idées connaissant bien les sources russes serait d'un grand intérêt. Aucun ouvrage mis à jour n'existe en russe (l'excellent Kanoun Osvobojdiénia, outre qu'il s'arrête à 1861, a été publié en 1916) ; d'autre part, les aspects de la contraverse étant intimement liés à la présente idéologie soviétique, il est peu probable que les Russes eux-mêmes aient la possibilité de publier quoi que ce soit de valable. E. Lampert ne 1. Sons against Fathers. Studies in Russian Radicalism and Revolution. Clarendon Press: Oxford University Press, 1965, 405 pp. Biblioteca Gino Bianco prétend pas faire une étude exhaustive de la .. période en question, mais son ouvrage contient cependant trois essais vigoureux et fort bien documentés sur les figures de proue parmi les révolutionnaires russes des années 60 : Tchernychevski, Dobrolioubov et Pissarev. De plus, ces essais sont précédés d'une assez longue introduction qui donne un aperçu du milieu historique et culturel dans lequel ces hommes ont œuvré et exercé leur influence. Le livre de Lampert aborde ainsi tous les problèmes majeurs concernant le début et le milieu des années 60 ; il constitue une contribution de valeur qui vient heureusement s'ajouter aux quelques rares ouvrages sérieux publiés sur le sujet dans les langues occidentales. On verra pourquoi, malheureusen1ent, il est difficile de le considérer comme entièrement satisfaisant. L'événement historique le plus important de la période envisagée fut l'abolition du servage, finalement décrétée par Alexandre II en février 1861. On s'accorde généralement pour estimer que cette libération a valu aux paysans un poids d'impôts trop lourd à porter, et que les paysans furent très déçus de ne pas recevoir toute la terre qu'ils croyaient légitimement être la leur. La désillusion engendrée par les conditions mêmes de la libération dressa la génération des années 60 contre toutes les réformes dont le gouvernement tsariste avait pris l'initiative et dont il entendait bien rester maître. A partir de là, les révolutionnaires russes manifestèrent une hostilité implacable envers tout compromis libéral avec, le pouvoir. Et c'est à juste titre que E. Lampert insiste sur l'indignation des chefs révolutionnaires devant ce qu'ils considéraient comme une trahison de la réforme ; ce faisant il s'oppose décidément aux vues de spécialiste~ tels que Victor Léontovitch qui, dans sa récente Geschichte des Liberalismus in Russland (1957), estime que les révolutionnaires ont ruiné la
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