YVES LÉVY de l'autorité. Mais il n'hésite pas, on l'a vu, à conclure contre une statistique qui ne s'accorde pas avec son système. D'autres statistiques seraient à contrôler, et il n'y songe même pas. Les archives ? Elles sont bonnes filles, et se laissent aisément soutirer un texte, dont la signification sera abusivement étendue à toute une foule. Et quand on n'a ni chiffres ni archives, que fait-on ? Eh bien, on affirn1e, et si le lecteur s'est laissé entraîner par le délire d'interprétation de l'auteur, il absorbera sans rien dire les produits de son imagination. Sur ce dernier point, il suffit de rappeler la phrase que nous avons citée sur la mort de Varlin. Imaginer que dans la foule qui hurle contre lui, il puisse y avoir« bien des communeux de la veille », passe encore. Ce serait simplement une hypothèse gratuite, et d'ailleurs sans intérêt : tout dépend, en effet, de ce qu'on appelle « un communeux ». Mais pourquoi écrire que Lissagaray n'ose pas dire cela ? Et quelle phrase, dans tout l'ouvrage de Lissagaray, autorise-t-elle M. Rougerie à l'annexer insidieusement à son entreprise de dénigrement? Aucune. M. Rougerie forge dans sa tête un petit roman, et il en est si satisfait qu'il n'imagine pas qu'un homme aussi estimable que Lissagaray ait pu penser autrement que lui. Désire-t-on un exemple de l'art d'utiliser les archives ? On veut démontrer que la foule était contre les minoritaires et pour le Comité de salut public. On se gardera alors de citer et de critiquer les témoignages des minoritaires, de Lefrançais par exemple. On ne les mentionnera même pas, et il faut reconnaître qu~ils sont suspects. Mais on citera longuement une lettre d'un inconnu adressée à Babick, et cette lettre sera la voix de la foule innombrable. Demeurez-vous incrédule ? L'auteur ajoute alors une délibération d'une section de l'Internationale (p. 191 ), avertissant que cette délibération est favorable au Comité de salut public. Et seul le lecteur attentif verra qu'il n'y a, dans le texte, pas un mot de cela. Nous avons d'autant moins de raison d'avoir confiance en M. Rougerie lorsqu'il utilise des documents d'archives, que nous le voyons utiliser d'étrange façon des documents publiés. Par exemple, s'il rend compte de ce procès de cinq femmes qui fut baptisé « procès des pétroleuses », il écrit que « le gibier vraiment n'est pas très reluisant ». Or la première femme de qui il parle, Elisabeth Rétiffe, ne semble pas mériter cette sévérité, et l'on se demande pourquoi l'auteur cite le réquisitoire, non le plaidoyer. Il est vrai que l'avocat nie sans doute à tort que sa cliente ait eu un fusil. Mais M. Rougerie, par hasard, verrait-il une preuve d'immoBiblioteca Gino Bianco 251 ralité dans le fusil de Louise Michel ? D'après le peu qu'on sait d'elle, l'auteur pouvait choisir de faire d'Elisabeth Rétiffe, humble prolétaire, sinon une héroïne, du moins une combattante probe et courageuse. Il pouvait aussi demeurer dans le doute. Il a, comme les juges, préféré en faire un « gibier peu reluisant ». D'abord, n'était-elle pas, par définition, une prostituée ? M. Rougerie en effet, nous l'avons vu, sait de science certaine que les ouvrières et femmes d'ouvriers de ce temps se livraient « encore » habituellement à la prostitution. Sans s'attarder à cet « encore » qui véritablement est d'un goût admirable, on se demande où notre historien est allé chercher ses informations, non moins stupéfiantes que celles de M. Louis Chevalier. Il a lu, sans doute, Denis Poulot. Mais il l'a mal lu. Denis Poulot ne dit pas que les ouvrières se prostituent : il dénonce les « sublimes » 13 , dont il arrive que les femmes se prostituent. Moraliste, Denis Poulot est plus soucieux de faire connaître le mal que d'en préciser l'extension. Il ressort cependant de son texte que, si les « sublimes » sont nombreux dans la métallurgie, notamment chez les boulonniers, les frappeurs, les forgerons, les chaudronniers, ils sont relativement rares dans d'autres corporations (pp. 220-222) 14 • On lit aussi (p. 187) que « parmi les femmes des sublimes, il y en a de bien actives, de très courageuses qui travaillent rudement, se tuent pour faire vivre le 1nénage et la famille où le lâche fainéant est une charge ». Et on remarque (p. 186) que le sublime dont la femme se prostitue est en butte aux quolibets des autres sublimes, ce qui indique que la prostitution de la femme de l'ouvrier, si elle n'est pas exceptionnelle, n'est cependant nullement acceptée, dans aucune catégorie d'ouvriers, comme chose qui aille de soi. M. Rougerie, sur ce point, méconnaît totalement l'état d'esprit des ouvriers de l'époque considérée 15 • Si les ouvrières sont des prostituées, on a vu que les ouvriers, aux yeux de M. Rougerie, sont 13. C'est ainsi qu'il nomme les ouvriers buveurs et paresseux, dans Le Sublime, ou le travailleur comme il est en 1870 et ce qu'il peut étre, Paris 1870. Ouvrage plusieurs fois l'Udité. Nous citons d'après la première édition. 14. Levasseur, se fondant sur ses souvenirs des ateliers de ce tempslà, est d'avis que Denis Poulot a noirci le tableau (Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France de 1789 à 1870, 2e édition, Paris 1904, li, 774). On remarquera d'ailleurs que Denis Poulot ne semble pas distinauer, du point de vue de la moralité, la liberté sexuelle de la prostitution. M. Rouaerie non plus ne les distingue pas, puisqu'il relève qu'Élisabeth Rétiffc (à près de quarante ans) a eu deux amants, et que Lucie Bocquin, autre « ~troleuac », a pratiqu6 l'adult~re avec un féd6ré, seul trait, apparemment, qui permette de qualifier cette dernière de « aibier peu reluisant ». 15. Selon Paul Cère (Les Populations dangf'rt'ust's "' les mlsht'S sociales, Paris 1872, p. 231), il y avait à Paris, en 1870, environ 30.000 prostituées, pour la plupart clandestines. Paul C~re (p. 243) cite, parmi les causes de la prostitution, l'insuffisance du salaire, mais il la cite en dernier lieu.
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==