QUELQUES LIVRES le père, sinologue éminent qui professe actuellement à Yale University, propose un très ample commentaire rédigé dans ·le style d'un mémoire scientifique. Aucun des deux auteurs ne fait la moindre concession à la littérature ni au sentiment ; tout est sévère, objectif et rude, étonnamment dégagé de parti pris politique, et ce dépouillement ne laisse pas d'être très beau. Il est clair que Paul Muss ne prétend pas donner une explication complète de la guerre· d'Algérie ; il ne fait pas état des convoitises économiques, des impérialismes qui ·se rencontrent sur le sol algérien, des intrications de la politique française, au niveau des partis ; il ne mentionne à peu près aucune péripétie particulière, aucun nom propre. Que reste-t-il ? D'abord une remarquable étude de la guerre sans visage, de la guerre révolutionnaire ; puis de la riposte française qui sut aller chercher l'adversaire jusqu'en ses refuges et retourner ses armes contre lui. Au terme de cette analyse, l'armée est déclarée gagnante; il est bien vrai qu'elle a maîtrisé l'insurrection, que tout serait pratiquement . terminé si l'on pouvait s'en tenir aux données militaires du problème. Cela posé, on arrive forcément au nœud du problème. Il s'agit de comprendre pourquoi une armée qui a payé chèrement le droit de se considérer comme victorieuse doit être frustrée du fruit de ses travaux, condamnée à se comporter comme si elle devait bientôt sonner la retraite. On excuse son amertume, mais il faut qu'ici l'horizon s'élargisse et que la réponse soit dictée par l'histoire et la sociologie, une sociologie très éloignée du marxisme, très proche de l'homme réel et des sentiments collectifs. Paul Muss touche à ces questions d'une façon magistrale ; on dirait que le passé de la Chine et celui de l'islam fournissent désormais le cadre et les proportions. ·· · ·· Au reste, s'il ne doute pas qu'une nation algériérme soit en train de se farmer dans la guerre, et qu'elle soit promise à ·l'indépendance, il croit possible une coopération franco-algérienne, fondée moins sur la conciliation des intérêts que sur la réciprocité de l'estime. Une fois satisfait le besoin de dignité qui est dans la conscience des peuples du Maghreb, rien n'empêchera les ennemis de la veille d'exorciser la haine et le mépris. Peut-être verrons-nous s'accomplir une mutation psychologique ~comparable à la réconciliation· francoallemande. Ce n'est pas un vœu pieux, mais la conclusion d'un livre fort et dense. LÉON EMERY. Marx pataphysicien KOSTAS AxELOS: Marx, penseur de la technique. Paris 1961, Les Editions de Minuit, coll. « Arguments», 324 pp. PEUT-ON ÉCRIRE un livre sur Marx sans connaîtreHegel, AdamSmith, Saint-Sitnon,Ricardo, Biblioteca Gino Bianco 59 Proudhon, sans connaître rien ou presque de la théorie économique, politique, sociologique du marxisme, sans discuter aucune de ses thèses sur le capitalisme, le prolétariat, l'État, la Révolution, sans connaître l'histoire du marxisme et l'histoire tout court et, last but not least, sans connaître Marx? A ces questions M. Axelos semble avoir répondu par l'affirmative : le produit de cette remarquable absence de toute inhibition intellectuelle s'intitule Marx, · p'enseur de la technique. M. Axelos est un présocratique égaré en plein xxe siècle. Pour se prévaloir de l'arbitraire des doxographes, il est devenu son propre Diels et publie périodiquement à grand fracas ses propres fragments. Comme on peut les citer sans craindre de les isoler d'un contexte qui n'existe pas, mais qui, hélas, ne se laisse que trop aisément deviner, voici quelques échantillons de ces Fragmente der Vorsokratiker de l'an de grâce 1960 : L'art erratique et mondial, donc planétaire, remplissant sa fonctionnelle fonction, poursuit son chemin., aujourd'hui aussi, mais pas comme hier (...) Il est manifeste que l'art va en se technicisant, selon le rythme de la globale technicité. Cette cc systématique aphoristique » pratique aussi la forme interrogative : L'art et la poésie ne cessent-ils pas d'exister à partir du moment où ils deviennent art et littërature ? Avant ce tournant ils sont, après ce tournant sont-ils encore ? [C'est l'auteur qui souligne.] Ces apories amènent M. ¼e}os à s'interroger sur la pensée cc nouvelle», c'est-à-dire post-postsocratique, qu'il appelle de ses vœux. La pensée nouvelle doit être cc d'une terrible sobriété», lit-on dans un autre fragment, presque monosyllabique. Et surtout elle doit être cc planétaire », suivant le vocable favori du plus germanique des philosophes et du plus campagnard des cc penseurs de la technique » : Heidegger *. La cc planète » (cc cet astre errant»), doit devenir l'objet de la pensée cc planétaire», ce qui inspire à notre auteur des réflexions aussi cc terriblement sobres » que celle-ci : Sans se constituer en cc philosophie », la pensée nouvelle sera pensée planétaire parce que globale et assumant l'errance, l'errement et l'erreur d'un monde ouvert, le monde n'étant guère un ensemble d'objets fabriqués ou à fabriquer, ni un objet à contempler., mais l'horizon de la mondialité [nous ne faisons que citer] embrassant tous ses fragments. Les grands thèmes de cette pensée « planétaire » sont l'être, le devenir, la totalité, et rien • Pour donner la mesure de la sagesse « planétaire » de Heidegger, citons son appréciation du nazisme : • .. .la vérité interne et la grandeur de ce mouvement [résident dans] la rencontre de la technique déterminée planétairement et de l'homme des temps modernes • (Ei,,jührung in di, M1taphysik, 1953, p. 152). OnJcroirait que le nazisme fut une Internationale d'ingénieur et de cartésiens.
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