52 bien [avec] l'histoire [considérée] dans son essence abs~~aite-unive~selle,[c'est-à-~re l'histoire de la] politique, [de 1] art, [de la] littérature, etc. » ~ ... Si donc on s'est forgé une idée des « forces essentielles » de l'homme qui abaisse l'industrie au rang d'une activité secondaire dont la--seule fonction est de satisfaire des « besoins vulgaires· » ; si l'homme persévère dans l'erreur et reconnaît dans la religion, l'art, la littérature, «etc. », plutôt que dans l'industrie, l'expression la plus adéq~ate de sa «psychologie », c'est parce qu'il est « aliéné », étranger à sa véritable essence, ignorant sa véritable « réalisation» ... Toute l'histoire jusqu'ici n'a fait qu'approfondir cette opposition déchirante entre l'essence et l'existence humaines. Semblable à Glaucus le marin qui, roulé par les flots, avait été tellement défiguré, mutilé, couvert d'algues, de coquillages et de cailloux qu'il était devenu méconnaissable 45 , l'humanité «préhistorique» s'est à ce ·point alinée à elle-même qu'elle a projeté sa «vie véritable » au-delà du monde réel, dans le ciel fantastique de la «vie idéelle ». Autrement dit, au lieu de chercher la réalité véritable de l'homme sur la « terre », c'est-à-dire dans la praxis qui, « seule », peut « démontrer la vérité 4e l'ho.mme », à savoir ~c ~aréalité et la puissance, 1enracu~ement dans l'ici-bas de sa pensée » 46 , la conscience a fui le monde réel en cc s'imaginant qu' el~e e~t autre chose que la conscience de. la praxis existante» 47 • A en croire le jeune Marx, c'est bien cette fuite de la pensée hors de la praxis qui a donné naissance à toutes les formes de l'illusion et de l' «aliénation » idéologique · : « la " théorie pure ", la théologie, la philosophie, la morale, etc. ». Emporté par ces phrases abstraites sur l'aliénation et la désaliénation, le jeune Marx finira par donner à la critique de l'aliénation le sens d'un al?pel à une vaste liquidation. En écartant s!-lccessivementde l'homme la religion, la politique, la philosophie, « etc. », 'Marx aboutit à définir, à.apprécier, à valoriser l'existence humaine exclusivement en fonction de sa participation à la « vie productive », seule vie véritable de l' «espèce humaine». Tant et si bien que «l'organisation essentiellement économique » 48 du communisme futur est annoncée au Doktorklub comme le « retour de l'homme de la religion, de la famille, de l'Etat, etc., à sa [véritable] existence humaine » et comme la « solution véritable du conflit entre l'essence et l'existence» 49 ••• 44. Le texte allemand n'est pas moins· maladroit. Il est permis de penser que si Marx avait eu à rédiger ces phrases dans un langage ordinaire, il ne les aurait pas écrites. 45. On sait que chez Rousseau (De l'inégalité parmi les hommes, Préface) le Glaucus platonicien devient le symbole de l' « homme naturel » déformé par · la civilisation. Marx réduit l' « homme naturel » au producteur ·industriel ... 46. Thises sur Feuerbach, n° .2. · 47. DI, p. 28 (VI, 170). 48. Ibid., p. 71 (VI, 231). 49. NPh, pp. 181-182 (VII, 23-24). Biblioteca Girio Bianco DÉBATS ET RECHERCHES Un monde qui n'est qu'un «produit» des forces productives et dont la création coïncide avec la réalisation des facultés les plus intimes de la psyché humaine ; une histoire conçue _sur le modèle de la théodicée hégélienne, où l'implacable nécessité qui préside à la déshumanisation complète qe l'homme se fait en même temps annonciatrice de la liberté future dans laquelle s'effectuera la transfiguration complète des choses et des personnes ; une vision de l'hommé «aliéné », sorti de soi,perdu parmi les phantasmes que produit la fabulation idéologique, pour finalement réintégrer son vrai être productiviste : c'étaient là de. vastes perspectives. Une mythologie de la « transformation de la nature » qui confère à la technique les attributs les plus souverains du Logos ; un économisme absolutisé, dont le «messianisme » prolétarien pourrait fort bien n'être qu'une pure apparence épiphénoménale ; une «critique» qui ressemble étonnamment à un nettoyage par le vide ; une sociologie, mais aussi bien une eschatologie des « forces productives » - tout cela a pu s'y loger à l'aise et exercer une ~nfluence qui ne fut pas toujours celle qu'escomptait Marx. Empressons-nous de dire qu'à partir de 1847 Marx a rayé de sa mémoi.re cette philosophie profondément barbare ( dont nous montrerons ailleurs ses implications proprement nihilistes). Dans les admirables analyses du travail et de l'industrie qu'on peut lire dans les œuvres proprement dites de Marx, toute trace disparaît du «nouveau matérialisme » fabuleux et de la naïve apothéose de l'industrie, « fondement du monde sensible». Nulle part, le travail n'est traité de manifestation de la « vie générique»; il n'est plus question de l' « aliénation » de la «vie idéelle»; l'industrie n'est plus célébrée comme « révélation exotérique des forces essentielles de l'homme », mais se définit, comme dans Le Capital, comme « le gradimètre des progrès des travailleurs », ce qui est manifestement tout autre chose. Finalement, Marx, comme pour passer l'éponge sur ses fabulations de jeunesse, ~éclare expressément que le travail, même « socia- .liste », ~era toujours une « nécessité » extérieure et étrangère à l'homme, que le « règne de la liberté », la vraie vie humaine, commence toujours « au-delà du travail ». C'est la seule fois que Marx a employé le terme cc au-delà » dans un sens non péjoratif - mais il n'aurait su mieux prendre congé de sa prédication de jeunesse. Le nihilisme de son apocalypse juvénile n'en a pas moins poursuivi son travail souterrain : il appartenait aux disciples, devenus industrialisateurs, de montrer comment le culte abstrait des « forces productives» était appelé à devenir 1~ r~ligion d'un m~nde irréligieux ou, comme dirait Marx, « l'espnt d'un monde sans esprit». KOSTASPAPAIOANNOU.
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