Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

50 · de la nature, s'intercale un autre type de comportement «historique » mais non réel qu'on devrait appeler «mythologique». Aussi longtemps que l'insuffisance des forces productives rendit impossible une maîtrise réelle de la nature, l'homme ne pouvait manifester ses « forces essentielles » que d'une manière purement symbolique, imaginaire. Autrement dit, il se conformait certes à sa destination, qui est de lutter contre la nature, mais il menait le combat avec des moyens «illusoires », irréels, «mythologiques ». Car, comme le dit Marx en parlant de la mythologie grecque, mais en voulant définir plutôt certains aspects élémentaires de la magie primitive ... ...toute mythologie dompte, domine et façonne les forces de la nature dans l'imagination et au moyen de l'imagination, et disparaît lorsqu'on parvient à les dominer réellement 34 • Ce qui importe, à travers cette définition plus que douteuse de l'activité fabulatrice, c'est que la technique est considérée comme la seule valeur, comme la · seule attitude spécifique envers la nature. Au rationalisme succède le technicisme : si, pour Turgot, « la pauvreté des langues, et la nécessité des métaphores, qui résultaient de cette pauvreté, firent qu'on employa les allégories et les fables pour expliquer les phénomènes physiques » 35 , pour Marx les représentations mythiques doivent être saisies non comme des préfigurations d'une recherche scientifique orientée vers les causes, mais comme un système illusoire de surcompensation de l'infériorité technologique de l'humanité d'avant la révolution industrielle. Car c'est dans le développement des forces productives que l'homme se réalise objectivement en tant qu'homme, et tout ce qui est extérieur aux valeurs de production n'est, au mieux, qu'une sorte de «pré-technique» imaginaire, qui disparaît nécessairement dès que les objets fabriqués industriellement s'insèrent dans le monde naturel pour le transformer réellement. C'est donc exclusivement dans le travail que l'homme se réalise objectivement puisqu' «il ne s'y dédouble pas idéalement, dans la conscience, mais réellement, dans la vie active » 36 • C'est par le travail que la matière brute se transforme . et devient « le corps inorganique de l'homme». En produisant le monde des objets, l'homme répète l'acte même du créateur : il voit la nature « comme son œuvre et sa réalité » et « il se contemple lui-même dans un monde qu'il a lui-même créé ». Loin de désigner une simple activité économique, partielle par nature, occupant un rang inférieur dans l'échelle des valeurs, le travail est la vocation principale, essentielle de l'espèce humaine : « C'est en façonnant le monde des objets que l'homme se révèle comme 34. Marx· : Zur Kritik der Politischen · Œkonomie, éd. Dietz, 1951, p. 268. 35. Turgot : Œuvres, 1808, II, 272. 36. NPh, p. 150. B'iblioteca Gin·o Bianco DÉBATS ET RECHERCHES un être générique. Sa production est sa vie générique active. » Le monde produit par le travail est le seul monde réel pour l'homme, car c'est en lui et à partir de lui que surgit et se coordonne tout ce qui est réalité et valeur, tout ce qui réalise et valorise l'existence humaine : « L'objet du travail est l'objectivation de la vie générique de l'homme. » - Cette apothéose du travail ne signifie nullement que tous les travaux manifestent la « vie générique » et les «forces essentielles » de l'homme. Le seul travail que Marx connaît et reconnaît est le travail industriel, par lequel l'homme se dresse réellement et efficacement contre la nature. Le paysan, par exemple, ne participe nullement de la dignité du travailleur tel que le jeune Marx le conçoit. Lui, qui a loué la bourgeoisie d'avoir réduit le nombre des paysans et « libéré une grande partie de la population du crétinisme .. rural», n'avait que du mépris pour le paysan. «Hiéroglyphe indéchiffrable pour tout esprit civilisé », représentants « de la barbarie au sein même de la civilisation », les paysans ne sont pas de véritables travailleurs, mais des animaux soumis à la nature. Leur activité essentielle n'est pas la lutte contre la nature, mais une collaboration avec la nature où l'homme s'efface plus ou moins devant la toute-puissance des choses, au lieu de les dompter. Le péché de«. fétichisme», que ·Marx dénonce chez les physiocrates 37 , consiste précisément à réduire toute la richesse à une chose matérielle naturelle (la terre) et à considérer l'agriculture, c'est-à-dire un travail «encore lié à un élément particulier de la nature », relevant d' · « un mode d'existence particulier déterminé par la nature », comme « le seul travail productif». Il a fallu attendre l'avènement de l'industrialisme moderne pour que le travail apparaisse dans son « absoluité ( Absolutheit) achevée » comme fondement « subjectif», comme créateur exclusif du monde matériel en général et du monde de la richesse en particulier. Dès lors que « toute richesse est devenue richesse industrielle» («et l'industrie est le travail achevé, tout comme ·la manufacture est l'être achevé de l'industrie»), l'homme peut pour la première fois contempler son « être véritable » comme un objet «matérielsensible, réellement distinct » des entes rationis de la fabulation idéologique. Industrie et psyché AVECla révolution industrielle nous assistons à la naissa11cefabuleuse d'un monde où les potentialités les plus intimes de l'être humain parviennent enfin à la lumière et acquièrent la dignité d'une réalité matérielle, sensible, palpable, objective. « Ces sommes de forces productives, de capitaux et de formes sociales du commerce, 37. NPh, pp. 174-176 (VI, 15-18).

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