Le Contrat Social - anno VI - n. 1 - gen.-feb. 1962

26 garder les mauvaises pour elle-même ». Quant à Raïkine, il mentionne deux tares fondamentales de la réalité soviétique : si, d'une part, il se réjouit de « la campagne contre les fraudes et les fourberies, contre toutes sortes de tentatives d'escroquer l'Etat, qui va certainement jouer un grand rôle dans l'éducation rationnelle de l'enfant», de l'autre, il proteste contre l'ingérence du cc collectif » dans la vie privée : A mon avis, le droit du collectif de mettre en discussion publique divers aspects de la vie privée de l'individu doit être exercé beaucoup plus discrètement. Un homme doit pouvoir parler à quelqu'un qu'il respecte de ses doutes et de ses anxiétés, sans crainte de voir sa franchise recevoir une large publicité, sans qu'il soit convoqué au comité local ou stigmatisé dans le journal. QUELLECSONCLUSIOtNireSr de ces témoignages? Tout d'abord, il est indéniable que, malgré son optimisme de commande, l'enquête a abouti à un résultat diamétralement opposé à celui que le Parti recherchait. Au lieu d'une jeunesse aux qualités positives conformes au décalogue dressé par la Komsomolskaïa Pravda, d'une jeunesse ardente et dévouée au communisme, nous découvrons une génération qui souffre d'une crise d'adaptation au milieu, tout comme les jeunes du monde capitaliste. Qui plus est, cette crise est singulièrement aggravée par un effort incessant pour imposer par tous les moyens une mentalité uniforme, standardisée et conforme au parangon de l'édificateur du communisme, arbitrairement défini par les dirigeants du Kremlin. Cette pression incessante et irritante de la part du « collectif» provoque immanquablement une réaction qui revêt les formes les plus variées. Les déclarations d'un optimisme officiel ne peuvent guère démentir ce phénomène. D'une part, la grand masse des jeunes, affligés comme leurs parents de l'indéracinable « mentalité petite-bourgeoise», dès ses premiers pas dans la vie ne songe qu'à trouver un emploi tranquille et confortable, une situation où l'on puisse « donner le moins et prendre le plus possible» 10 • Ce désir d'un petit bonheur individuel est pour beaucoup dans l'ardeur tant vantée des jeunes pour leurs études, car la possessio:i;id'une spécialité, d'un diplôme est !~unique ~oyen d'~iscension sociale en U.R.S.S. Encore celle-ci n'est-elle possible que si le Parti octroie une bonne « note de conduite» au postulant. D'où développement inévitable de l'hypocrisie et dédoublement de la personnalité qui, déjà, pour la génération précédente, sous Staline, étaient une conditio_nindispensable de survie. ro. Lettre d'Ivachtchenko, ingénieur de Kiev, âgé de 23 ans, in Komsomolskaïa Pravd~, 22 juillet r96r. Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE C'est là une réaction trop humaine à. toute pression inéluctable et obstinée, qui n'est d'ailleurs nullement l'apanage des Soviétiques : les pires « mangeurs de curé » sortaient jadis fréquemment des collèges jésuites. Nous avons déjà montré ici même à quelle mentalité cett~ pression avait donné naissance parmi les cadres soviétiques en place 11 • Mais, même dans la meilleure partie de la jeunesse russe, généreuse et prête à œuvrer pour le bonheur universel, même chez les élites universitaires, les bonnes dispositions sont stérilisées par le conflit permanent entre la réalité soviétique et les enseignements du Parti : Le désir d'empêcher les jeunes de commettre des erreurs aboutit souvent à les priver de tout droit de penser par eux-mêmes, à leur imposer des formules stéréotypées qui ne sont corrigées ni par la discussion, ni par l'expérience, ni par la vie elle-même. Les jeunes qui ne reçoivent aucune réponse à leurs problèmes brûlants deviennent méfiants et cachottiers (cf. note 10). Le « dégel » consécutif à la mort de Staline a cependant rendu les jeunes plus loquaces, ce qui permet à Akimov de constater qu'ils « sont beaucoup moins tolérants que leurs parents envers l'hypocrisie et le bureaucratisme ». Certes, on ne se permet pas de demander ouvertement à Khrouchtchev ou à Mikoïan quels crimes et compromissions leur ont permis de faire une si belle carrière sous Staline ; mais on a déjà demandé à Ilya Ehrenbourg comment il avait pu échapper aux purges staliniennes. Telle qu'elle est aujourd'hui, la jeunesse soviétique constitue un grave problème pour les maîtres du Kremlin, tant par son inertie petite- . bourgeoise et son mimétisme hypocrite que par une fermentation intellectuelle dont les échos nous parviennent de plus en plus. Quoi qu'en dise le maréchal Malinovski, l'envoyer aux champs ou à l'usine pendant deux ans avant de lui ouvrir les portes des écoles supérieures ne suffira pas pour la reprendre solidement en main. Malgré les incessantes campagnes contre les fraudes et la tromperie, cette jeunesse, pépinière du « communisme édifié », risque fort de produire des cadres identiques . à ceux d'aujourd'hui. Ceux-ci constituent un handicap très lourd pour la réalisation des projets. soviétiques, ce qui explique les épurations individuelles incessantes et la seconde étape de la déstalinisation. E. DELIMARS. , II. Cf. Contrat social, mai-juin r96r.

RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==