K. PAPAIOANNOU avait entraîné l'intelligentsia à l'orthodoxie marxiste, à une soumission inconditionnée à l'autorité de Marx, dans l'espoir de faire des hommes de l'intelligentsia les chefs sûrs d'un mouvement ouvrier encore timide et insuffisamment mûr. Mais Lénine essayait seulement d'accélérer le rythme de l'histoire : car posséder une doctrine prolétarienne comme le marxisme ne suffisait pas à remplacer un- prolétariat politiquement développé (p. 23). La « théocratie orthodoxe » préconisée par Lénine ne pouvait convenir qu'à un parti étranger au prolétariat, résolu à « se substituer aux classes ouvrières » et à agir comme le locum tenens de la classe. Sans se rendre probablement compte de la sombre réalité de ses prévisions, Trotski définissait ainsi les vues de Lénine en matière d'orthodoxie : « Celui qui la nie doit êtte rejeté. Celui qui doute est prêt à nier. Celui qui questionne est prêt à douter. » En fait de dictature du prolétariat, « Maximilien Lénine » et les bolchéviks se représentent « une dictature sur le prolétariat » :. · Un tribunal jacobin bolchéviste aurait fait passer en jugement tout le mouvement ouvrier international sous l'accusation de modérantisme et la tête léonine de Marx tomberait la première sous le couperet de la guillotine (p. 95). Dans le plan d'organisation léniniste, Trotski ne voyait qu'une « plate caricature de l'intransigeance tragique du jacobinisme » auquel il consacre le dernier chapitre de la brochure (pp. 97-107). Les jacobins, dit Trotski à la suite de Hegel et de Marx, représentaient « le maximum de radicalisme dont avait été capable la société bourgeoise de leur temps » ; leur utopie étant incompatible avec l'orientation objective de l'époque, ils regardaient tout autour d'eux avec une méfiance pathologique et voyaient des ennemis se cacher dans toutes les encoignures. Pour maintenir leur pureté, il leur fallut tracer une frontière entre eux et le reste du monde, et ils la tracèrent avec le couperet de la guillotine : Toute tentative d'effacer cette frontière entre le jacobinisme et le reste du monde menaçait de libérer des forces centrifuges (...). Ils n'épargnèrent pas les vies humaines pour édifier un piédestal à leur Vérité (...). La contrepartie de leur foi absolue en une idée métaphysique fut leur méfiance absolue à l'égard des hommes vivants. Le marxisme et le jacobinisme, concluait Trotski, représentent « deux mondes, deux doctrines, deux tactiques et deux mentalités opposées ». Les jacobins « étaient des utopistes et nous voulons seulement être l 'expression des tendances objectives. Ils étaient idéalistes des pieds à la tête, nous sommes matérialistes de la tête aux pieds. Ils étaient Biblioteca Gino Bianco 243 rationalistes, nous sommes dialecticiens ( ...). Ils tranchaient les têtes ( ...), nous les éclairons par la conscience de classe » (p. 94 ). Non moins féroces et prophétiques furent les attaques contre la structure interne du parti léniniste. Bureaucratisme et césarisme AUJOURD'HUaI,près deux guerres mondiales, la Gleichschaltung nazie et les épurations staliniennes, le « principe bureaucratique » de Lénine et sa conception si particulière de la « discipline prolétarienne » paraissent bien anodins. « Le parti est un ordre qui fait régner l'ordre et qui donne des ordres », disait Sartre 16 , subitement transformé en Bonald de la gauche. Pareils propos auraient été purement et simplement inintelligibles il y a soixante ans. Seuls les socialistes-révolutionnaires, les futurs ennemis du bolchévisme, approuvaient le plan de Lénine en qui ils retrouvaient leurs propres traditions de conspirateurs et de terroristes, héritées des anciens narodovoltsy. Tout autre était la réaction des marxistes. Dans le procès-verbal du IIe Congrès on retrouve naturellement Akimov, défenseur de l'autonomie de la base contre les empiétements du centre : Les comités locaux doivent être élus par les militants actifs de la localité, tout comme le Comité central est élu par les représentants de toutes les organisations actives de Russie. Mais si l'on ne peut admettre même cela, qu'on limite le nombre des membres envoyés par le Comité central dans ses comités locaux (p. 158). Particulièrement remarquable fut le discours du bundiste Goldblatt. Après avoir dénoncé le « monstrueux » centralisme de Lénine, « entièrement pénétré du désir d'accorder au centre un pouvoir illimité, un droit illimité d'intervenir en toutes choses », il concluait en ces termes : Une organisation ne peut pas survivre si on ne lui laisse qu'un seul droit, celui d'obéir sans murmurer aux ordres venant d'en haut. Si le projet [de Lénine] est adopté, le centre se trouvera suspendu dans le vide (...) ; il n'y aura autour de lui aucune périphérie, mais simplement une masse amorphe où opéreront ses agents d'exécution. Sur une teile base, aucune organisation ne saurait subsister (pp. 160-61). Martov était lui aussi pour un parti « strictement centralisé », mais non pas composé de membres « qui abdiqueraient, volontairement ou non, leur droit de raisonner ». Le 16. J.-P. Sartre : op. clt., ln Temp, moderne,, n° 84-85, .,. 759. ,
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