Le Contrat Social - anno X - n. 4 - lug.-ago. 1966

242 (p. 8). « Je me demande, écrivait Lénine, pour quelles raisons allons-nous nous séparer ? Je reconnais que, souvent, il m'est arrivé d'agir dans un état d'exaspération terrible, de me conduire comme un enragé. Je suis prêt à reconnaître devant n'importe qui cette mienne faute, si seulement il faut considérer comme une faute des réactions provoquées par l'atmosphère générale du congrès, dans le feu de la lutte... » A lire aujourd'hui ces violentes diatribes sur le « centralisme » et le « démocratisme » provoquées par la discussion apparemment formelle sur les statuts du (futur) parti social-démocrate russe, on est tenté de n'y voir qu'une « tempête dans un verre de thé ». Pourtant, en dépit de ses allures dostoïevskiennes, cette discussion a été riche non seulement en conséquences pra- . tiques, mais aussi en avertissements prophé- .tiques 12 • « Jacobinisme" et << substitutisme » EN PREMIER LIEU, les adversaires de Lénine s'attaquèrent à sa conception outrageusement « élitiste » de la révolution. L' « économiste » V. P. Akimov, qui devait jouer le rôle de Cassandre au cours de ce fameux IIe Congrès, a montré son étonnement de voir des marxistes mettre constamment « en opposition les concepts de parti et de prolétariat » et de considérer « le premier comme être collectif, actif, causal, le second comme matière passive sur laquelle opère le parti » 13 • Il ajoutait : L'alinéa relatif à la conquête du pouvoir politique a été, comparativement à tous les autres programmes social-démocrates, rédigé de telle façon qu'il peut être interprété en ce sens que le rôle des dirigeants de l'organisation devra refouler et isoler de cette organisation la classe dirigée par elle. Ce même Akimov déchaîna l'hilarité lorsqu'il signala un fait troublant : le mot prolétariat ne :figurait nulle part dans le programme au nominatif, comme sujet, mais comme complément du mot parti. Pourtant, ce thème traverse tous les débats et on le retrouve dans les critiques non seulement des modérés comme Axelrod ou Plékhanov, mais a1,1ssdi es gens de gauche comme Trotski ou Rosa Luxembourg. Dans ses feuilletons de l'Iskra de décembre 1903-janvier 1904 (n°s 55 et 57), Axelrod signala les rapports ambigus qui 12. Pour ce qui suit, cf. Donald W. Treadgold : Lenin and his Rivals. The Struggle for Russia's Future, 1898-1906, Londres 1955, et Leopold Haimson: The Russian Marxists an.d the Origins of Bolshevism, 1955. 13. Procès-verbal du 118 Congrès du parti ouvrier social-démocrate de Russie (en russe), Genève 1903, p. 124. Biblioteca G:no Bianco -·, 1 • . DÉBATS ET RECHERCHES existaiènt entre l'intelligentsia et le socialisme.. La social-démocratie russe, disait-il, « s'efforce de devenir une organisation politique des masses ouvrières », mais en réalité « elle n'est encore qu'une organisation des partisans du prolétariat parmi l'intelligentsia révolutionnaire ». C'est cette primauté provisoire et dangereuse de l'intelligentsia dans le parti que Lénine voulait éterniser par son plan d'organisation : pour Axelrod, le projet léniniste n'était pas celui d'un parti ouvrier, mais d'un « club jacobin, autrement dit d'une organisation des éléments révolutionnaires et démocratiques de la bourgeoisie ». Lorsqu'il a rompu avec Lénine, Plékhanov a employé le même langage· : les bolchéviks, disait-il, « confondent la dictature du prolétariat et la dictature sur le prolétariat » 14 ; ·« ayant expulsé le socialisme hors de la masse et la masse hors du socialisme, Lénine a érigé l'intelligentsia socialiste au rang d'un démiurge de la révolution socialiste » 15 • Trotski n'avait non plus aucune sympathie pour le « jacobinisme » de Lénine. ·Dans le . Rapport de la délégation sibérienne qu'il adressa aussitôt après le .IIe Congrès à ses commettants de Sibérie, il accuse Lénine d'avoir « fait du modeste Conseil du parti un Comité tout-puissant de salut public pour y prendre pour lui-même le rôle de l' " incorruptible Robespierre " » (p. 29). Le prolétariat parisien, ajoutait-il, avait élevé Robespierre sur le pavois dans l'espoir qu'il le tirerait de la misère. Mais le dictateur lui apporta trop d'exécutions et trop peu de pain. Robespierre tomba et entraîna dans -sa chute toute la Montagne et, avec elle, toute la cause de la démocratie en général. Et nous aussi, en ce moment, nous nous trouvons en présence de ce même danger : un régime qui, pour mieux se maintenir, commence par le bannissement de toute une équipe d'excellents travailleurs [Trotski fait allusion à l'éliminâtion d'Axelrod, Zassoulitch et Potressov de l'équipe rédactionnelle de l' J skra], un tel régime ne saurait que promettre trop d'exécutions et trop peu de pain. Il est appelé infailliblement à provoquer une déception qui pourrait devenir fatale non seulement aux Robespierre et aux ilotes du centralisme, mais aussi au principe même d'une organisation unifiée du parti. Et alors ce seraient les « thermidoriens » du socialisme opportuniste qui deviendraient les maîtres de la situation ... Mais c'est surtout dans Nos tâches politiques (août 19i04) que Trotski formula pour la première fois sa théorie du « substitutisme » léniniste. Lénine, disait-il, 14. Plékhanov : • Centralisme ou bonapartisme ,, in Œuvres complètes (en russe) XIII, 91. Cf. Samuel H. Baron: Plekhanov, 1963, p. 250. 15. Plékhanov : • La classe ouvrière et l"intelligentsia social-démocrate •• ibid., XIII, 134.

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