K. PAPAIOANNOU lisme »., incapables de s'élever à la « véritable conscience politique », Lénine se lance, dans Un pas en avant, deux pas en arrière, dans une violente diatribe contre les « intellectuels » dont il dénonce la répugnance à accepter son « principe bureaucratique » et son centralisme autoritaire. Le prolétariat~ dit-il, ne craint pas l'organisation ni la discipline ( ...). Le prolétariat est préparé à l'organisation par toute son existence de façon beaucoup plus radicale que bien des intellectuels ( ...). Ce n'est pas le prolétariat, mais certains intellectuels qui manquent d'éducation quant à l'organisation et à la discipline (p. 390). C'était la première fois que Lénine. recon- . . . , . . na1ssa1t un certain mente aux ouvriers par rapport aux intellectuels, et ce fut pour opposer à l' « anarchisme de grand seigneur » des intellectuels l'esprit de subordination qu'il attribuait aux ouvriers et qu'il identifiait sans trop de mal avec l' « organisation ». A ses adversaires qui l'accusaient de concevoir le · parti comme une« immense fabrique avec, à sa tête, un directeur, le Comité central » (p. 392), il répondait en ces termes : Du coup,. ce mot terrible trahit la psychologie de l'intellectuel bourgeois, qui ne connaît ni la pratique ni la théorie de la discipline prolétarienne. Cette fabrique qui, à d'aucuns, semble être un épouvantail, et rien que cela, est la forme supérieure de coopération capitaliste, qui a groupé, discipliné le prolétariat, lui a enseigné l'organisation (p. 392). Au premier rang de ces intellectuels « bourgeois » pour qui la fabrique est un épouvantail, il faut mettre Marx et Engels : toute leur œuvre n'est-elle pas une dénonciation systématique de l' « autocratie », du « despotisme » et de la « discipline militaire » qui règnent dans les usines où le capitaliste légifère en « autocrate », où les ouvriers sont « chosifiés » et réduits au rôle d'exécutants sans aucun droit de participation ni de contrôle ? A la fin du siècle dernier, Taylor disait aux ouvriers : « N'essayez pas de penser ; d'autres feront cela pour vous. » C'est bien cette« aliénation », contre laquelle s'élève l'action ouvrière sous toutes ses formes, que Lénine voulait canoniser et ériger en principe de l'organisation révolutionnaire : La discipline et l'organisation que l'intellectuel bourgeois a tant de peine à acquérir, sont très aisément assimilées par le prolétariat, grâce justement à cette « école de la fabrique ». La crainte mortelle de cette « école » caractérise bien le mode de pensée qui reflète les conditions d'existence petites-bourgeoises [dct; intellectuels]... La division du travail sous la direction d'un centre leur fait pousser des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes · en rouages et ressorts (p. 393 ). Biblioteca Gino Bianco 241 Ces idées ont fait leur chemin et la passivité réelle ou présumée des ouvriers est devenue presque un axiome de la pensée « révolutionnaire » de nos jours. Sartre, qui a eu le mérite de dire tout haut ce que les autres murmurent sous cape, l'a fort bien formulé : « Puisque les spécialistes, dans les bureaux de l'entreprise, se chargent de répartir les tâches, il faut bien que d'autres spécialistes, dans d'autres bureaux, pensent contre cette pensée et décident les modalités de l'action revendicative 10 • » Mais, au début du siècle, on ne pouvait pas être à ce point « révolutionnaire » et les idées léninistes sur l'organisation ont provoqué un tollé d'indignation. Dans Un pas en avant, Lénine rappelle ironiquement les épithètes dont il fut affublé par ses camarades de parti : autocrate, bureaucrate, formaliste, centraliste, unilatéral, étroit, soupçonneux... En fait, ces mots sont loin d'exprimer la fièvre de ces débats mémorables de 1903-1905 où les révolutionnaires russes se sont pour la première fois attaqués au « léninisme ». Martov, ex-compagnon de Lénine dans la première I skra, découvrait en lui !'Erostrate du socialisme : « Il y a quelque chose d'érostratique dans son entreprise », écrivait-il dans sa brochure En avant ou en arrière ? ( 1904 ). Dans les écrits de ·Lénine, il voyait étalée une « méchanceté mesquine et parfois absurde », une « singulière infatuation », une « rage aveugle, sourde ». « Il faut lire, disait-il, la répétition interminable des mêmes mots " hardis " et " cinglants ", vides de sens, pour se convaincre que nous avons affaire à un homme fatalement obligé de glisser le long de la voie sur laquelle il s'est spontanément engagé et qui le mène tout droit à l'entière perversion politique de la social-démocratie et à sa dislocation : c'est un exploit digne d'Erostrate, dira la postérité. » Pour Martov, Lénine était « le représentant de la tendance conservatrice dans notre parti » ; pour Trotski, qu'on avait surnommé « le gourdin de Lénine », il était « une caricature tragi-comique de Robespierre », pire : « le chef de l'aile réactionnaire du parti », « le désorganisateur du parti » 11 • On sait que les héros de ces discussions enflammées ont été eux-mêmes surpris et effrayés par la violence de ces invectives. « Tout cela s'est produit comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu », disait Trotski dans son Rapport de la délégation sibérienne 10. J.-P. Sartre : • Les communistes et lu paix •• tn Temp, moderne, n° 101, p. 1803. 11. Trotski : Le 11• Congri, du parti. Rapport de la fUUgallon ,l~rlenne (en rusae), Genève 1903, p. 8.
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