238 Mais c'est surtout la tentative d'uniformiser les esprits qui le mettait en colère : « Le plus grand parti de l'Allemagne, écrivait-il à Sorge, le 9 août 1890, ne peut vivre sans donner pleine représentation et expression (Geltung) à toutes les nuances qui existent en son sein. » De même, dira-t-il à Liebknecht, « il faut montrer que la liberté de critique est toujours en vigueur, et s'il s'avère nécessaire de recourir à des exclusions., celles-ci ne doivent être prononcées que dans les cas d'actes de trahison et de vulgarité (Gemeinheit) caractérisés et entièrement démontrables » 3 • Engels savait parfaitement combien il est difficile de défendre la liberté d'expression contre l'autoritarisme des dirigeants : « Quelle est la différence entre vous, hommes du peuple, et Puttkammer [ministre de la Sécurité en 1881-88], si vous appliquez des lois antisocialistes contre vos propres camarades ? », demandait-il aux doctrinaires zélés du parti. « Vous-mêmes ainsi que le parti avez besoin de science socialiste et cette science ne peut exister que lorsqu'il y a liberté à l'intérieur du parti 4 • » Lénine se trompait sur toute la ligne lorsqu'il croyait que le centralisme était la marque distinctive des marxistes révolutionnaires par opposition aux « opportunistes » et autres « révisionnistes ». Bien avant lui, ce fut Van Kol, le célèbre défenseur « socialiste » du colonialisme qui, le premier, proclama ouvertement la nécessité d'une suspension « provisoire » des principes démocratiques et érigea la soumission des masses au rang d'un principe socialiste : « A ceux ·qui sont appelés à nous conduire, nous promettons fidélité et soumission. Nous leur disons : hommes ennoblis par le choix du peuple, montrez-nous le chemin et nous vous suivrons 5 • » Lénine se trompait également lorsqu'il prétendait que la critique de l'autoritarisme bureaucratique était l'apanage de l'opportunisme. La contestation du centralisme, la dénonciation des méfaits du bureaucratisme étaient une plate-forme commune à des esprits aussi différents que le révisionniste Wolfgang Heine, considéré par Michels comme « l'un des ·plus courageux défenseurs de la liberté personnelle et intellectuelle au sein du parti » 6 , Jaurès, le futur martyr de l'interna3. W. Liebknecht : Briefwechsel mit K.· Marx und Fr. Engels, La Haye 1963, p. 376. 4. Cité par G. Mayer : Friedrich Engels, Il, 481. 5. Rienzi (Van Kol) : Socialisme et liberté, Paris 1898, pp. 243-53. Cité par Robert Michels : Zur Soziologie des Parteiwesens, 1910, éd. Krôner 1925, p. 40. 8iblioteca .G. 1noBianco .. , DÉBATS ET RECHERCHES tionalisme, l'anarcho-syndicaliste Lagardelle, Trotski, le futur président du soviet de Pétrograd, et Rosa Luxembourg, le chef de l'aile révolutionnaire de la social-démocratie. C'est à. Heine que nous devons la première tentative d'analyse du phénomène bureaucratique dans les partis de masse. On le. lit aujourd'hui avec d'autant plus d'intérêt que ses critiques ont été largement utilisées par les bolchéviks dans leur lutte non seulement contre les « bonzes » de la social-démocratie, mais aussi contre leurs propres apparatchiki. Dans la· lutte des « orthodoxes » contre les « révisionnistes », disait-il en 1904, . . on verra principalement la défiance des officiels du parti contre les outsiders, la défiance de la tradition envers ce qui sort de l'ordinaire, de l'institution impersonnell~ envers ce qui est individuel, en un mot, on y verra la tendance au centralismé et au bµreaucratisme dans le parti (...). Qu'on ne m'objecte pas que l'incorruptibilité et les capacités de nos fonctionnaires et notre amour pour la grande cause commune opposent une barrière suffisante à la formation d'un pouvoir autocratique au sein du parti. Bien plus : des.-fonctionnaires compétents et s'appliquant à servir avec désintéressement le bien général, comme ceux que nous avons le bonheur de posséder, auront une tendance à vouloir imposer comme des normes inviolables ce qu'ils considèrent eux-mêmes comme juste et convenable; et cela dans une mesure d'autant plus grande qu'ils auront davantagé conscience de leur valeur. D'un autre côté, ils n'hésiteront pas à frapper d'ostracisme, dans le prétendu intérêt du parti et comme formant obstacle à son évolution, toute tendance qui s'écartera de leurs idées 1 • Comment ne pas penser aux thèses de !'Opposition ouvrière et aux discussions sur le « cours nouveau » dans la Russie post-révolutionnaire ? Hubert Lagardelle complétait le tableau en y ajoutant les traits suivants : ' Ils [les dirigeants ouvriers] ont reproduit à l'usage des prolétaires les moyens de domination des capitalistes; . ils ont constitué un gouvernement ouvrier aussi dur que le gouvernement bourgeois, une bureaucratie ouvrière aussi lourde que la bureaucratie bourgeoise, un pouvoir central qui dicte aux ouvriers ce qu'ils peuvent et ce qu'ils ne peuvent pas faire, qui brise dans les syndicats et chez les syndiqués toute indépendance et toute initiative et qui doit parfois inspirer à ses victimes le regret des modes capitalistes de l'autorité 11 • Comment ne pas penser, ici encore, aux griefs de 1'Opposition ouvrière et des « décistes » (groupe dit du « centralisme démocratique ») .? 6. Michels : op. cit., p. 166. Cf. Un PQ.S en avant, deux pas en arrière (pp. 398-403). 7. W. Heine : Demokratische Randbemerkungen %Um Fall Gt>hre, in So%ialistischeMonatshefte, I, 284 (1904). 8. H. Lagardelle : Le Parti socialiste et la Confédération du travail. Discussion avec Jules Guesde, Parts· 1908, p. 24.
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