Le Contrat Social - anno X - n. 4 - lug.-ago. 1966

K. PAPAIOANNOU Peut-être Jaurès était-il le moins marxiste des marxistes français. Il n'empêche : c'est lui qui a mis le premier le doigt sur la plaie de la social-démocratie allemande, lorsqu'il a déclaré au congrès d'Amsterdam (1904) : « Vous avez masqué votre impuissance d'action en vous réfugiant dans l'intransigeance des formules théoriques que votre éminent camarade Kautsky vous fournira jusqu'à épuisement final. » Mais pour Lénine, le cas Jaurès était on ne peut plus clair et simple : « A mesure que des hommes comme Jaurès déviaient vers l'opportunisme, ils devaient inéluctablement considérer la discipline du parti comme un rétrécissement inadmissible de leur libre personnalité » (p. 401 ~-·· Mais c'est peut-être Rosa Luxembourg qui a dit le mot de la fin : Ce sont précisément la puissante organisation et la discipline tant vantée de la social-démocratie allemande qui firent qu'un organisme entier de quatre millions d'hommes se permit de tourner casaquè du jour au lendemain, à l'instigation d'une poignée de parlementaires, et se laissa intégrer à un régime dont le renversement avait été son but de tout temps ( ...). La supériorité de l'éducation, de l'organisation, de la discipline et de la structure des syndicats et de la presse du parti en Allemagne n'ont fait que faciliter l'effort de guerre de la social-démocratie allemande par rapport à celui des socialistes français 9 ... Lorsque Rosa Luxembourg écrivait ces phrases désabusées, Lénine avait déjà sonné le glas de la social-démocratie. Mais s'il a regretté d'avoir été pendant longtemps dans le même camp que l'appareil sclérosé du parti, il n'a jamais mis en doute la conception autoritaire et bureaucratique · qu'il avait héritée de la social-démocratie allemande. Primat de. l'appareil POUR LÉNINE, le principe bureaucratique d'organisation, où tous les responsables sont nommés par le centre et où la masse est rigoureusement tenue en main par l'appareil, était le principe même de toute organisation authentiquement révolutionnaire. Tout d'abord, le parti devait être un parti d'élite, « un petit noyau compact, composé des ouvriers les plus sûrs, les plus expérimentés et les mieux trempés » (V, 470) : il faudrait « former des hommes qui ne consacrent pas seulement à la révolution leurs soirées libres, mais toute leur vie » (IV, 38.5). Lénine voulait un parti étroit, fermé, composé de révolutionnaires dévoués, rigoureusement subordonnés au Comité cen9. Rosa Luumbourg: Dfe lnternallonaœ, n° 1 (1915), ln A~ lœ&n und Schrlffen, Il, 521. Biblioteca Gino Bianco 239 tral, s'affirmant comme l'avant-garde des masses ouvrières qui entoureraient le parti sans y appartenir. Et il ajoutait : . J'affirme : 1. Qu'il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants stable et qui assure la continuité du travail ; 2. Que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte (...), plus impérieuse est la nécessité d'avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide ; 3. Qu'une telle organisation doit se composer principalement d'hommes ayant pour profession l'activité révolutionnaire ; • 4. Que dans un pays autocratique, plus nous restreindrons l'effectif de cette organisation au point de n'y accepter que des révolutionnaires de profession ayant fait l'apprentissage dans l'art d'affronter la police politique, plus il sera difiicile de « repérer » une telle organisation ; 5. Que d'autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes qui pourront participer au mouvement et y militer d'une façon active (V, 476). Un tel parti d'élite ne saurait être organisé démocratiquement : non seulement la direction devait être fortement centralisée, mais le Comité central aurait toute latitude pour nommer les comités locaux, chaque comité ayant le droit de coopter de nouveaux membres ; en outre, Lénine voulait que les décisions prises, quelles qu'elles soient, fussent sans appel. Il rassurait en même temps les simples membres du parti en leur expliquant que cette centralisation « militaire » lui était imposée par les conditions de la lutte contre l'autocratie. Comme il dit dans ses Projets pour le IIP Congrès du parti, « nous construirons le parti sur des bases électorales lorsque nous serons dans des conditions de liberté politique ». Nous verrons une autre fois dans quelle mesure cette promesse fut tenue pendant la brève période où la démocratie à l'intérieur du parti a pu survivre au monopole du parti unique et à l'étouffement de la vie politique en dehors du parti au pouvoir. Rappelons cependant un autre aspect de la centralisation léniniste, tel qu'il apparaît dans une lettre adressée en septembre 1902 à un membre du parti à qui Lénine explique sa manière de concevoir le rôle dirigeant du Comité central : Pour que le centre soit en mesure non seulement de conseiller, de persuader et de discuter (comme nous l'avons fait jusqu'ici), mais de diriger réellement l'orchestre, il est essentiel pour lui de savoir en détail qui joue de quel violon, où et quel instrument il a appris à utiliser, où et qui joue faux, où et pourquoi (lorsque la musique commence à offusquer l'oreille) et qui devra être déplacé, comment et où il faudra le déplacer pour remédier à la cacophonie, et ainsi de suite.

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