234 trait essentiel : ils constituent, pour le sociologue, une technique pour parler de la réalité, mais il ne faut pas plus les « confondre avec la réalité » qu'on ne peut confondre avec la réalité le tableau du peintre impressionniste. . ,, E N MENANT CE RAISONNEMENT Jusqu a son terme, ne serait-on pas conduit à considérer Rayn1ond Aron comme un artiste dont la vue des choses sociales serait aussi personnelle que la vue du monde concret chez un Monet ou un Sisley ? Il y aurait ainsi, de loin en loin, un émule de Montesquieu à qui une exceptionnelle perspicacité permettrait de brosser un tableau de la vie sociale particuli èrement vivant, animé de couleurs diverses selon que le goût de l'auteur l'inciterait à mettre en relief tels ou tels éléments des sociétés. Et comme les œuvres d'art, les systèmes sociologiques auraient plus ou moins la couleur de leur temps en même temps qu'ils révéleraient l'esprit, voire l'âme de leur créateur. En vérité. une conception de ce genre n'aurait, a priori, rien de .choquant. Pendant longtemps, on a considéré que les philosophes concouraient à la recherche d'une vérité dont ils ne cessaient de se rapprocher. Et il y a une vingtaine d'années, Henri Gouhier soutenait à l'inverse qu' « une philosophie est une vision du monde et qu'il y a des philosophies différentes parce que les philosophes ne voient pas le même monde ». Pourquoi, après tout, une sociologie ne serait-elle pas, elle aussi, une vision du monde particulière à son auteur ? La chose serait d'ailleurs d'autant plus soutenable que les grands systèmes de sociologie qui ont paru jusqu'à· présent sont l'œuvre de créateurs qui leur ont, chacun, fortement imprimé la marque de leur personnalité. J Cependant, il est douteux que Raymond Aron, lorsqu'il formule sa théorie des « ensembles intelligibles », envisage de pousser la logique de cette conception jusqu'à l'extrémité qu'on vient de dire. On peut légitimement supposer qu'il ne songe pas à dénier: toute valeur scientifique à la sociologie. Et il conviendrait alors de distinguer chez lui, comme il fait chez Montesquieu, d'une part les ensembles intelligibles, qui dépendent de la tournure d'esprit du sociologue, d'autre part les « jugements de causalité parcellaire » (A, 68) qui, eux, relèveraient de l'analyse scientifique et répondraient à un réel universellement observable. BibliotecaGir;,oBianco DÉBATS ET RECHERCHES Sur ·quoi il faut observer que ces « jugements de causalité parcellaire », quels qu'ils soient, ne sont pas des jugements particuliers, mais des jugements universels sur des points particuliers, et qu'il y a donc intérêt à faire des « dénombrements entiers » de ces cas particuliers si l'on veut aboutir à des jugements vraiment universels. Or il n'est pas possible de faire ces dénombrements en'tiers si l'on commence par limiter l'observation ~ certains ensembles intelligibles choisis arbitrairement, et qui ont en outre le vice majeur d'avoir été conçus à partir d'une recherche absolument étrangère à celle que l'on entreprend. En d'autres termes, Raymond Aron ne peut légitimement limiter une recherche politique aux ensembles intelligibles qu'il a conçus à partir d'une recherche économique et sociale. Si cependant il procède ainsi, c'est sans doute par.ce qu'il n'est pas suffisamment conscient de la spécificité du politique. Or c'est précisément ce que montrent bon nombre de ses expressions et de ses observations en ce domaine. On a le sentiment que l'auteur, parfois, s'évade vers la philosophie. Par exemple lorsqu'il évoque· (A, 86) la « fin immanente » de ]a politique. Ou vers la psychologie : par exemple lorsqu'il énonce (C, 205) les qualités morales nécessaires aux gouvernants et celles qui doivent être le lot des gouvernés pour qu'un régime constitutionnel-pluraliste puisse se maintenir. On ne voit pas comment des considérations . de ce genre permettraient d'envisager les structures politiques dans leur spécificité. Mais peut-être est-il plus intéressant encore d'observer que, lorsque l'auteur limite son examen à des élén1ents strictement politiques, il inverse délibérément l'ordre des facteurs, faisant dépendre le supérieur de l'inférieur, ce qui. a une structure de ce qui est informe. Ainsi, à propos de l'Angleterre (C, 155) : « Ce n'est pas une règle constitutionnelle en tant que telle qui assure stabilité et efficacité, c'est l'accord entre cette règle et la structure du système des partis, la nature des partis, leurs programmes, leur conception même du jeu politique. » Or les partis, leurs idées, leurs · programmes, leur nature, leurs rapports entre eux n'om cessé, en Angleterre comme partout, de se modifier, de se transformer. C'est donc bien la règle constitutionnelle qui, balancier inflexible, a toujours, même après les pires crises, rétabli la régularité de la vie politique. Du moins est-ce là ce qu'on pourrait dire en faveur de la spécificité des structures politiques. De la m_êmefaçon, on pourrait montrer qu\1n
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