Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

YVES LÉVY une vie politique qui est entretenue par r aristocratie politique et qui s'intensifie lors des consultations populaires. Le pays tout entier est irrigué par la réflexion ou du moins la discussion politique. Et si le citoyen choisit seul dans risoloir le bulletin qu'il placera dans l'urne, sa décision s'inspirera des raisons qui ont été confrontées devant lui, et aboutira à donner l'avantage à telle ou telle fraction de l'aristocratie politique. La méthode des sondages est exactement l'inverse des consultations officielles, et elle est en relation étroite avec l'effort qui est fait actuellement en France pour « dépolitiser » la nation, détruire l'aristocratie politique, et substituer à la politique la sagesse ministérielle et l' administration tutélaire. Signalons en passant que, d'après ce qu'on vient de dire, la « dépolitisation » dont on a tant parlé ces dernières années ne peut être le fait des citoyens : il ne peut y avoir « dépolitisation » que si manque à sa tâche d'irrigation l'aristocratie politique de tous les degrés (car nous n'avons parlé que de l'aristocratie centrale, mais il ne faut pas négliger le rôle des aristocraties politiques mineures qui se forment à l'échelon local et départemental). L'intention assez claire du chef de l'Etat n'a pas été seulement d'être à lui seul le gouvernement du pays, les ministres n'étant plus que les chefs des diverses branches de l'administration. Il a aussi mainte fois et lourdement insisté sur son hostilité à toute aristocratie politique. L'Assemblée nationale tend vers le néant, et les assemblées locales voient se re.streindre leurs attributions. Le chef se réserve le privilège de penser pour tout le monde. Et d'ailleurs, à quoi bon penser ? « On peut se demander, écrivait il a quelques années un de nos nouveaux ministres 6 , si les concepts de majorité et d'opposition conservent aujourd'hui la même forme de logique institutionnelle qu'on leur reconnaissait dans la grande· époque du parlementarisme. En effet, on ne peut qu'être frappé du fait que beaucoup de sujets, aujourd'hui, ne se prêtent plus à des conflits idéologiques. » C'était là, alors, un sujet à la mode, et les mêmes propos se retrouvaient sous la plume de Louis Vallon, de René Capitant. Tout cela signifie que le bien commun est clair, et que personne ne peut mieux le 6. Edgar Faure, ln France-Jura, cité par le Monde du 18 d~<·embre 1962. BibliotecaGino Bianco 45 connaître que le gouvernement, informé par son administration. Il n'y a donc plus matière à dispute, laissons faire le gouvernement. Dès lors, les consultations populaires où se trouve mêlée l'aristocratie politique avec ses controverses, ses débats et ses polémiques, ne peuvent que troubler l'harmonie d'une action gouvernementale orientée par la sagesse du guide suprême. En revanche, les sondages représentent un moyen idéal pour interroger le public. Avec cette méthode, on n'a plus affaire à des citoyens optant pour telle ou telle conception générale de l'action politique. Toute idée, toute conscience est éliminée, et l'on obtient, comme dit le docteur de ces choses, une « réaction verbale ». Voilà qui peut convenir à ceux qui forment l'utopie d'un tranquille paternalisme, dont les dirigeants assouviraient le désir du vulgaire - panem et circenses - et guideraient un peuple inconscient selon leur idéal, leurs préjugés ou leurs intérêts. TouT CELA• serait assez inquiétant, s'il était aisé de donner consistance à un pareil système. Le chef de l'Etat a rêvé que le scrutin du 5 décembre serait comme une merveilleuse enquête d'opinion publique qui lui eût permis d'en finir avec la vie politique en France, de fonder un paternalisme nouveau. Mais cette réforme de 1962 qui devait tout changer a fait la preuve de son impuissance : si Charles de Gaulle n'a pu recueillir la majorité des voix, qui pourra jamais l'obtenir, sinon, dans une période de crise,· un émule d'Hitler ou de Staline ? La culture de l'opinion publique, avec discours publics et mains serrées dans tous les départements, n'a pu triompher de la vie politique traditionnelle. Il reste à Charles de Gaulle, s'il veut améliorer sa page d'histoire, à réorganiser la vie poli tique sur des bases plus saines qu'avant son arrivée au pouvoir. Malheureusement, on ne sort pas aisément de l'ornière de l'opinion publique, et il est vraisemblable que le président va seulement chercher à favoriser la confusion politique afin de consolider sa chancelante majorité. C'est après lui qu'il faudra tenter de créer l'ordre politique qu'il est si malaisé d'instaurer, qu'il a été, lui, en situation de réaliser, mais qu'il n'a pas été capable de concevoir. .YVES LÉVY.

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