YVES LÉVY 61 % des opinions exprimées, et il y avait 38 % de muets. Si les muets sont en « nette augmentation », il faut supposer qu'ils sont devenus, par exemple, 42 % . Dans cette hypothèse, il y aurait 58 % d'opinion exprimées. Les 57 % de Charles de Gaulle représenteraient alors à pleine plus de 33 % des inscrits. Et cette hypothèse doit être très proche de la vérité, car le dernier sondage, qui est du 1er décembre (et que publie le Monde du 4 décembre, daté du 5) donne pour le président en exercice 43 % des opinions exprimées, ce qui, compte tenu de 29 % de muets, donne 30,53 % des inscrits. Selon l'I.F.O.P., donc, le général de Gaulle, après avoir, jusqu'à un mois du scrutin, conservé immuablement une audience de 42 ou 43 % des électeurs inscrits, serait alors brusquement tombé à 38, puis 33, puis 30,5 % , pour se relever quelques jours plus tard à 36,78 % . Cette dramatisation n'a rien de vraisemblable. La popularité du général de Gaulle n'a sans doute pas été soumise à ce régime de montagnes russes. La façon dont l'I.F.O.P. s'est mis, dans les derniers jours, à multiplier les indécis, la discrétion qui l'a poussé à en dissimuler le nombre, le brusque oubli des pourcentages d'inscrits remplacés par des pourcentages d'opinions exprimées, tout cela donne le sentiment que cet organisme a connu la panique à l'idée que l'événement risquait de démentir , . . par trop ses prev1s1ons. On ne s'attardera pas aux autres résultats, pour lesquels les prévisions laissent encore plus à désirer. Le dernier sondage de l'I.F.O.P. donne 7 % d'écart entre Lecanuet et Mitterrand en ce qui concerne le pourcentage des voix exprimées : l'écart réel fut de 16,38 %, c'està-dire largement plus du double. Par rapport aux inscrits, l'écart prédit par l'I.F.O.P. à la veille du scrutin était de 5, 15 % , et l'écart réel fut de 13,78 %, c'est-à-dire plus près du triple que du double. ON NE SCRUTERAIT PAS ainsi les incertitudes des enquêtes sur l'opinion publique si elles ne prétendaient qu'à satisfaire la curiosité solvable du public de quelques périodiques à gros tirage. Mais ces enquêtes, lorsqu'elles concernent les problèmes ou les personnalités politiques, ne sont pas sans effet sur la vie publique. Outre ses formes traditionnelles - astrologie et autres fariboles - la crédulité a ses modes. La naïveté contemporaine fait crédit aux informations, ~t notamment aux informations chiffrées, sans guère se BibliotecaGino Bianco 43 soucier - sans nullement se soucier - d'examiner comment ces chiffres ont été établis. Les hommes d'action, les hommes de réflexion jugent les événements à la lumière des enquêtes sur l'opinion publique, et sont tout surpris lorsqu'on leur dit que les résultats de ces enquêtes ne sont pas des données à accepter, mais des hypothèses à contrôler s'il s'agit d'opinions sur des hommes et, s'il s'agit d'opinions sur des problèmes, des informations assez dépourvues de signification et d'intérêt pour qu'il soit inutile de les contrôler. Ces enquêtes, cependant, sont de plus en plus fréquemment citées, et le public s'accoutume à croire qu'il y a là une technique qui peut orienter à la longue toute la politique. N'a-t-on pas entendu soutenir que, dans une grande mesure, des enquêtes de ce genre pourraient dans l'avenir se substituer à la pesante méthode du suffrage universel ? Ce n'est pas là un péril imaginaire, et l'on peut dire qu'avec l'enquête demandée par le garde des Sceaux, le gouvernement des enquêteurs a déjà commencé. Aussi est-il bon de tirer quelques conclusions nettes des considérations qui prc:cèJent. * 'f 'f EN PREMIER LIEU, .il convient d'y revenir, on notera que les enquêtes n'ont aucun caractère scientifique. Lorsqu'il y a vingt et quelques années Jean Stoetzel exposait dans sa thèse une partie - une petite partie - des raisons qui ôtent toute signification aux résultats des enquêtes, il concluait, on l'a dit plus haut, que ce n'était pas une raison pour renoncer aux avantages de la « technique psychométrique ». Sa façon de raisonner est assez apparente : on obtient des chiffres, des graphiques, des statistiques, on s'en sert, et dans l'ensemble, cela donne des résultats acceptables. Il serait donc absurde de s'attarder au fait certain que les données de base sont à coup sûr partiellement fausses, et en tout cas incontr6lables. Comme on remue de grands nombres, les erreurs particulières doivent se noyer dans la masse. Tel est le raisonnement, dont le principe est qu'on ne fera pas une critique sérieuse du point de départ pourvu qu'à l'arrivée les résultats soient utilisables. En apparence, cette façon de voir les choses s'apparente aux raisonnements qui se fondent sur la fécondité d'une théorie pour en accréditer la vérité. On dit, par exemple, que le principe de Heisenberg correspond à la vérité, parce que les physiciens qui s'en sont inspirés dans leurs recherches et leurs calculs ont fait
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