YVES LÉVY beau côté de l'affaire, c'est que cette oppression est parfaitement inconsciente de la part des gens interrogés. Ils répondent, eux, en toute ignorance de cause, et c'est là la loi fondamentale du système (cf. note 1). L'oppresseur, c'est l'homme politique qui a l'impudence d'user d'une telle méthode, que les naïfs prennent pour l'équivalent d'un référendum. Le référendum, en vérité, est chose très différente. D'abord parce qu'il doit être décidé dans des conditions que fixe la Constitution, et ce n'est pas parce qu'elle a été violée une fois sur ce point qu'il sera possible de la tenir de nouveau pour lettre morte. Ensuite parce qu'un référendum n'est point chose clandestine, et que l'on n'y demande pas aux électeurs une pure « réaction verbale », selon l'expression déjà citée de Jean Stoetzel, expert en la 1natière, mais un vote éclairé par des discussions, et plus ou moins dirigé par les conseils et les consignes des partis. Ce qu'on appelle op1n1on publique, on le voit, n'a rien de commun avec le corps élec- ,. toral, même lorsqu'on prétend constituer un « échantillon » représentatif de l'ensemble de la population. li y a deux différences essentielles. La première, c'est que le citoyen est souvent appelé à élire des personnes, et n'est qu'exceptionnellement convié à donner son avis sur un problème. Les enquêtes, en revanche, portent souvent sur .des problèmes, et quand elles portent sur des hommes, il n'est évidernment jamais question de les élire. La ,, seconde différence, c'est que le vote des citoyens est précédé d'une période où les hommes et les partis exposent leurs doctrines et leurs idées, tandis que l'enquêteur cherche de l'irréfléchi, de l'informe. Les réponses qu'il obtient ont peu de valeur, car la plupart des gens interrogés n'ont, même s'ils répondent, aucune idée sur la question posée. Quant à ceux qui donnent des réponses nettes, on ne peut guère leur faire crédit : « Le sujet peut avoir mal compris une question, il peut penser à une application particulière, il peut se défier de celui qui l'interroge, ou respecter ce qu'il croit être l'opinion qu'on attend de lui, ou chercher à donner une fausse idée de lui-même, ou fausser sa pensée par distraction ou par paresse, il peut éprouver de l'humeur, être sous le coup d'une émotion violente. Toutes ces causes et bien d'autres ( ...) sont entièrèment incontrôlables » (Jean Stoetzel, op. cit., p. 63 ). Ainsi s'exprime celui qui a importé en France les enquêtes d'opinion. Que pourrait dire de pis un adversaire des enquêtes ? Jean Stoetzel conclut qu'on ne peut tenir compte de cela, car « on perdrait ainsi BibliotecaGino Bianco 39 tout d'un coup les avantages de la technique psychométrique, conquis avec tant de peine ». Belle conclusion, qui revient à peu près à dire que lorsqu'on ne peut faire du bon travail, il vaut mieux en faire du mauvais que de ne point travailler du tout. Oui sans doute, si l'on ne considère que le travailleur et si son mauvais travail est rentable. Mais certes non du point de vue de la société si ce genre de travail doit conduire à pervertir tout à la fois la nation, ses représentants et les dirigeants politiques. Or, outre que la validité de l' « échantillon » reste à démontrer, il faut revenir et insister sur un point capital. En dehors de toutes les sources d'erreur qu'énumère Jean Stoetzel, et qui suffiraient à rendre suspectes toutes les conclusions des enquêteurs, les enquêtes politiques ont un vice beaucoup plus grave : c'est qu'elles s'adressent, c'est qu'elles veulent s'adresser à un être amorphe et réduit à une « réaction verbale », et qu'elles lui posent des questions qu'il n'a pas, en tant que citoyen, à résoudre personnellement. L'enquêteur n'a pas affaire à un citoyen conscient de ses responsabilités, il interroge un dormeur sur des matières qui ne sont pas de sa compétence. A LA VÉRITÉ, l'élection présidentielle, ce fut tout autre chose. Les sondages, là, portaient sur l'opinion du public à l'égard de gens qui étaient ou pouvaient être candidats à la présidence. Les personnes interrogées - si l'on suppose qu'elles étaient toutes inscrites sur les listes électorales - avaient donc à s'expri'mer sur une question qui était de leur compétence. S'exprimaient-elles en tant que citoyens, et leur opinion était-elle l'équivalent d'un scrutin ? Non. Certains, sans doute, s'exprimaient comme ils auraient voté, mais différentes circonstances ne pouvaient manquer de fausser les réponses des autres : absence de campagne électorale, absence d'isoloir et, jusqu'à cinq semaines de l'élection, absence d'une liste complète de candidats avec indication des personnalités et organisations les cautionnant. Cela fait beaucoup de raisons pour penser qu'en tout cas un sondage ne peut remplacer un scrutin. Le trait fondamental des fonctions sociales, et surtout des plus élevées, c'est de s'exercer selon certaines formes. Le sondage d'opinion, c'est la statistique de l'informe. Mais alors, dirat-on, comment expliquer la qualité de ces ondages qui ont déchaîné l'admiration de tous les observateurs ? Evidemment, il y a là un pro, blème délicat à résoudre.
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