Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

38 térieure ne sont pas discutées comme des problèmes nationaux par ceux qui seraient en mesure de les discuter. Nos parlementaires sont devenus les uns une noblesse de cour d'une servilité parfaite, les autres des aristocrates humiliés qui n'osent guère agiter ces problèmes, car le chef de l'Etat semble sans cesse en appeler de leur jugement à un sentiment populaire dont les chroniqueurs spécialisés s'ingénient bizarrement à supputer les traits. Tel commentateur politique raille un gaulliste d'avoir calculé que 8 % des électeurs seulement, lors de l'élection présidentielle, se sont manifestés comme partisans de l'Europe, mais lui-même s'efforce d'interpréter différemment les sentiments du public, d'établir que le respect de l'opinion publique doit incliner le président à modifier sa politique. L'opinion publique, cette entité mystérieuse, est en passe de devenir la maîtresse de nos affaires, et il n'est guère de problème où l'on ne nous convie à prendre conseil des indifférents et des ignorants .. On discerne là un double courant : l' aristocratie parlementaire est de plus en plus négligée, voire oubliée, tandis que, devenue une donnée essentielle, l'opinion publique est interrogée avec intérêt, avec inquiétude, avec roublardise. On n'examinera pas ici d'où vient le discrédit où est tombée l'aristocratie parlementaire, ni pourquoi l'opinion publique est ainsi venue en faveur. Mais puisque celle-ci, à présent, prend une telle importance, il n'est peutêtre pas inutile de considérer sa vraie nature, ce qu'on sait d'elle, comment on la consulte, et le prix qu'on doit attacher à ses avis. CE QUI EST en question ici, ce n'est pas exactement l'opinion publique traditionnelle, cet être de raison qui fait l'objet d'une perpétuelle prosopopée, et qu'on n'invoque guère que pour masquer des intérêts ou accréditer des préjugés. Non. Cette opinion publique traditionnelle - à qui l'on prête une voix formidable mais dont le corps est insaisissable - ne peut plus abuser les esprits scientifiques de notre temps. Et précisément la Science vient à nous : l'opinion publique, l'opinion publique véritable - avec chiffres, graphiques et pourcentages - nous est livrée dans sa vie réelle et toujours changeante. Des instituts spécialisés se targuent de nous donner, en interrogeant deux mille personnes, l'équivalent d'une consul- . tation populaire, soit en matière législative, soit en matière électorale : l'enquête provoquée Bibliotec~ Gino Bianco 1 DÉBATS ET RECHERCHES par le garde des Sceaux relève du type législatif, et les nombreuses enquêtes sur la popularité du président de la République et sur celle de ses concurrents concernent évidemment le domaine électoral. On a déjà dit ce qu'il fallait penser de l'enquête sur les régimes matrimoniaux. Remarquons d'ailleurs que, dans ce cas, on interroge le public sur un problème technique. En l'espèce, il s'agit de technique juridique, mais il en serait de même s'il s'agissait de technique éçonomique, financière, sociale, diplomatique, ou de quelque autre· problème politique que ce fût, car aucun problème politique· ne peut être résolu de façon sensée si l'on ignore les données techniques dont il dépend. Or les gens à qui s'adressent les enquêteurs ne connaissent rien de ces données techniques, et ils forment à cet égard un groupe aussi incompétent que ceux qui constituent l'opinion publique dans l'ancienne acception de cette expression, et dont l'ignorance a été maintes fois démontrée et dénoncée 2 • Machiavel déjà, dans ses Discours sur Tite-Live (I, 47), exposait que le peuple s'entend assez bien à élire des individus, non à discuter _et résoudre les affaires. L'affaire des régimes matrimoniaux met d'ailleurs en relief l'obligation où est le législateur de prendre ses décisions sans tenir compte de l'opinion publique. La réforme dont il s'agissait ne concernait guère cette majorité de citoyens qui ignore tout des régimes matrimoniaux, mais la minorité qui ne connaît que trop bien la question pour s'être heurtée aux difficultés qu'entraîne un système juridique fondé sur l'unité et l'intangibilité de la cellule familiale. Le procédé du garde des Sceaux aboutit à concevoir la politique comme une oppression systématique de la minorité par la majorité 3 • Le 2. Cf. notamment Alfred Sauvy : Le Pouvoir et ztopinion, Paris 1949. 3. Dans cet esprit, on pourrait soutenir qu'avant de prévoir un statut pour les objecteurs de conscience, on eftt dft interroger sur son opportunité l'ensemble de la population, c'est-à-dire tous ceux qui ont fait leur service militaire ou dont les fils feront leur service. On imagine le résultat. Il est vrai que, pour le président, il s'agissait sans doute moins d'humanité que d'une entorse à donner au service militaire obligatoire, d'un premier pas symbolique vers l'armée de métier. Le cas du logement mérite aussi une mention. Il y a quelques anaées, un hebdomadaire politique de gauche fit faire une enquête sur les désirs des Français, et fut surpris de voir que le logement arrivait en troisième ou quatrième position après les vacances, la voiture, et peut-être quelque autre chose de ce genre. C'est sa surprise qui était surprenante : l'enquête prouvait seulement que dans leur majorité les Français étaient à peu près satisfaits de leurs logements. Il eftt été beau de voir alors· un ministre se fonder sur cette enquête pour donner à l'organisation des vacances et à la circulation la priorité sur le logement, afin d'accroître le confort de la majorité convenablement logée tout en sacrifiant ce quart ou ce tiers des citoyens qui s'entassent dans des taudis ou dans de coftteuses. chambres meublées.

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