• Débats et recherches L'OPINION PUBLIQQE par Yves Lévy On la nomme la reine du monde ; elle l'est si bien, que quand la raison vient la combattre, la raison est condamnée à la mort. Il faut qu'elle renaisse vingt fois de ses cendres pour chasser enfin tout doucement l'usurpatrice. VOLTAIRE. LE 22 DÉCEMBRE 1964, un quotidien du soir publiait un article sur la réforme des régimes matrimoniaux préparée par le garde des Sceaux. « Une considérable enquête d'opinion publique ( ...) portant sur plus de deux mille personnes » avait été menée - aux frais de l'Etat sans doute - pour éclairer le ministre. « A feuilleter ce dossier, écrivait la collaboratrice de ce journal, ce qui frappe en premier lieu, c'est l'incroyable ignorance des Français en la matière », et elle donnait sur ce point des renseignements convaincants. C'est cependant sur cette enquête, sur les opinions exprimées par ces ignorants que s'est fondé le ministre pour rédiger son projet de loi. Le lendemain, 23 décembre 1964, le même journal consacrait son éditoral au vote par où la Chambre des communes venait de décider l'abolition de la peine de mort. « L'on notera avec intérêt, remarquait le rédacteur de cet éditorial, qu'adversaires et partisans du projet ,ont proclamé que leur jugement de parlementaires ne devait aucunement dépendre des résultats obtenus par les sondages d'opinion, qui font précisément apparaître une forte majorité en faveur du maintien de la peine de mort. » Il y avait là une coïncidence curieuse, et qui mérite réflexion : un problème politique essentiel est en jeu. Au moment même où notre garde des Sceaux affichait un souci pointilleux de la démocratie, les parlementaires anglais semblaient se réclamer d'une tradition strictement aristocratique. Ils se .considèrent, en effet, comme des aristocrates au sens originaire, au sens élevé de ce mot : ils sont les meilleurs, ils ont été désignés pour décider sur les affaires publiques parce qu'ils se consacrent aux affaires publiques, parce qu'ils passent pour y être experts, et ils se tiennent en tout cas pour plus qualifiés en cette matière que les citoyens dont le vote les a faits ce qu'ils sont. Biblioteca Gino Bianco Le m1n1stre français, lui, fait faire par une entreprise privée - et aux frais des contribuables, il est bon de le redire - une enquête d'opinion publique. Les juristes, cependant, ne manquent pas dans son ministère pour préparer le projet, ils ne manquent pas non plus dans les deux assemblées qui auront à connaître du projet et à le discuter. Les parlementaires qui ne sont pas juristes peuvent eux-mêmes être alertés par leurs électeurs, par des groupes de pression, ou s'intéresser personnellement au problème, même s'ils n'y ont pas été préparés par des études juridiques spécialisées. Il s'agit précisément d'une question dont les divers aspects seront aisément aperçus par un esprit cultivé au cours d'un exposé ou d'une discussion. L'enquête d'opinion publique, elle, porte sur des gens non préparés à qui l'on se gardera de rien expliquer : il faut obtenir d'eux un sentiment brut sur une question que, pour la plupart, ils ignorent, à laquelle, pour la plupart, ils ne s'intéressent pas et sur laquelle en tout cas on prend garde qu'ils ne puissent réfléchir 1 • On est assuré d'avoir un résultat tout à fait ' confus, une fange intellectuelle où surnageront quelques préjugés traditionnels. C'est d'ailleurs ce que souhaitait le ministre, qui a pu, grâce à cette enquête, réduire à peu de chose la réforme des régimes matrimoniaux. N'avait-il pas un merveilleux argument à opposer aux parlementaires plus larges d'esprit ? Son projet se fondait sur l'opinion publique. Ainsi apparaît le contraste de la pratique anglaise et de la nouvelle pratique française : à Londres, une aristocratie réfléchit sur des problè1nes sociaux et nationaux ; à Paris, des ministres exploitent les préjugés populaires. Dira-t-on qu'on ne saurait extrapoler à partir du cas d'un ministre cherchant la solution d'un problème particulier ? Mais certaines données essentielles de notre politique actuelle sen1blent ressortir aux mêmes procédés. Notamment les directions fondamentales de notre politique ex1. • On n'nurn pns à inviter l'individu à rentrer Nl lui-mt'rne, pnr réfi<'xlon ou par Introspection, pour d~termlncr son opinion sur une question. Tout cc• qu'on lui demnndcrn seru une r~ucllon vcrbnlP ù une quPslion ou ù un grouptde questions•, ,Jenn Stot•tzc.•I : 1'hh,rif• <le.liopi11io11s, Pnris 191:,, p. 2n.
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