Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

2i dans ce cas ni lui ni moi ne sommes des héros ni des gredins, mais simplement des hommes qui sont ennemis. Admettez-vous que ce Slezkine que j'ai tué nous persécutait non par intérêt, · mais par conviction ? Admettez-vous qu'il le faisait non pas pour lui, mais pour le peuple, oui, pour le peuple (même s'il se trompait, bien entendu), et qu'il considérait de son devoir de lutter contre nous ? Car enfin c'est bien possible, après tout ... Possible que sur une centaine, un millier de Slezkine, il s'en trouve au moins un comme cela. Mais alors, quelle différence entre lui et moi ? Et pourquoi serait-ce lui la canaille ? A mon avis, ou bien il est toujours permis de tuer, ou bien ce n'est jamais permis. La veille de son exécution, Bolotov réfléchit de nouveau au problème ; mais cette fois, il lui semble voir « clairement ce qui lui était resté caché durant toute sa vie » : · rien ne -pourra jamais justifier le meurtre. Il comprit qu'une mort librement choisie n'est pas elle-même un rachat suffisant ; que l'assassin n'est pas justifié par son propre sacrifice ; que, si l'on doit tuer, il est inutile de chercher une justification, car malheur à celui qui a tué ... Il vit qu'il n'avait pas pu ne pas tuer, que ce n'étaient ni les articles sur la nécessité du terrorisme, ni la haine, ni l'amour, ni la vengeance, ni la colère qui l'avaient amené à se servir de l'épée : c'était une force supérieure; incompréhensible. C'étaient des millions de raisons et des siècles entiers écoulés qui l'avaient poussé au meurtre ·: « J'ai tué et l'on va me tuer. Tous ont raison et tous ont tort. Depuis des millénaires, deux ennemis mortels, et personne au monde pour les juger... >> Ouvrons une parenthèse. On ignore pourquoi en 1927, après la mort de Savinkov, son roman Ce qui ne fut pas, paru en 1912, -fut réédité par les Editions Prolétaire de Moscou. Il est significatif que la censure ait supprimé les passages les plus forts du livre, ceux où l'auteur déclare que l'on ne doit pas tuer, c'està-dire toute la conversation nocturne de Bolotov avec Serge. Jadis, la censure tsariste, luttant contre le terrorisme, éliminait systématiquement la moindre allusion· à l'assassinat politique. La censure communiste, au contraire, fit ·disparaître tout ce qui aurait pu rappeler le commandement vieux comme le monde «Tune tueras point. » LORSQUE PARURENT les premiers chapitres du roman de Savinkov, ils furent mal accueillis par la critique « de gauche » qui. vit dans la thèse de Bolotov sur l'impossibilité de justifier sur le plan moral la violence révolutionnaire une atteinte à « la cause ». Cependant, on ne pouvait éluder des problèmes posés par un livre que l'auteur avait écrit avec son sang. Plékhanov, le « père du marxisme russe », jugea. nécessaire d'intervenir dans la controverse. A la question qui· irritait si fort : « Pourquoi moi, terroriste, qui ai tué le gendarme Slezkine, 1;3ibliotecGain._Boianco -•, LE CONTRAT SOCIAL suis-je un héros, tandis que Slezkine, qui cherchait à me tuer, est un gredin ? », Plékhanoy · donna une réponse qui t~anche sur la littérature révolutionnaire de l'époque : Tout homme qui lutte sincèrement pour ses convictions a raison à sa manière. A cet égard, il est aussi respectable que son adversaire si celui-ci est aussi sincère que lui-même. Attitude envers un ennemi de classe qui est complètement étrangère à un Lénine, pour ne rien dire de Staline. Dans son journal l'Unité, à propos du projet d'expropriation des terres sans aucune indemnisation, Plékhanov écrivait que les révolutionnaires, selon lui, surtout quand ils sont vainqueurs, doivent avoir « un cœur de lion et non de vipère ». A propos du livre de Savinkov, il déclarait : Si, dans la lutte révolutionnaire, chacun des adversaires a raison à sa manière, on ne peut toutefois en conclure que personne n'a raison ni tort, que tous ont raison et tous tort, que personne sur terre n'est juge de tels actes et qu'il n'est pas d'instance susceptible de fournir des critères pour apprécier la pureté morale des uns et l'amoralité des autres. Cette instance existe. Dans la vie sociale, un homme qui lutte contre un adversaire a raison, comme lui, à sa manière, c'est-àdire au point de vue des convictions morales et juridiques dans lesquelles il a été élevé ; il peut lui être, et de loin, inférieur en droiture, ou au contraire le surpasser au point de vue de l'évolution générale de l'humanité. Le droit « divin » de défendre un ordre social donné le cède alors à celui d'éliminer cet ordre. partout où il a fait son temps et où, en retardant le progrès de la société, il n'est plus pour celle-ci qu'une source de malheurs aussi nombreux que divers. Plus les malheurs sont nombreux et plus le droit de défendre cet ordre cesse d'être « divin » ; ce n'est plus qu'une simple apparence, un fantôme de droit. Plékhanov déplace le problème : du terrain de l'éthique, du droit moral et du sentiment religieux, il le fait passer sur celui de l'économie politique, de la statistique, de la sociologie. Selon lui, lorsque ces sciences démontrent qu'un ordre social donné n 'engendr~ que des calamités, il devient immoral de le défendre ; au contraire, le devoir le plus impérieux consiste à lutter pour l'éliminer. Admettons. Mais enfin Bolotov, après Dostoïevski, pose la question sous un angle tout différent : dans la lutte pour l'ordre nouveau, contre l'ordre périmé, tous les moyens sont-ils permis, oui ou non ? Pour Raskolnikov, la quantité de sang qu'il est permis de verser pour parvenir au but dépend -de « l'idée# et de son envergure ». Si l'idée est d'une portée gigantesque, si sa nature profonde en ·exalte la valeur, peut-on, oui ou noh, « sans se gêner », exterminer ceux qui la combattent ? A cette question, Plékhanov n'a pas répondu. N. V ALENTINOV. (Fin au prochain numéro)

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