Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

N. VALENTI NO V mes qui doivent être supprimés, mais aussi leurs femmes et leurs enfants. Pavlov précise : « exterminés comme des cafards ». Impavide, Epstein admet sans réserves que « la fin justifie les moyens ». Pour une fin grandiose, il faut oser « absolument tout ». Tout est permis : mensonge, fourberie, provocation, dénonciation. « Tout », dans l'acception littérale du terme. Et si, pour faire triompher la révolution, il faut - paradoxe absurde - la trahir dans une certaine mesure, par exemple collaborer avec la police secrète, aucune hésitation : « Savoir ce qui se fait des deux côtés de la barricade sera formidablement utile. » Et puis, « comme c'est beau » : connaître en même temps les deux abîmes : « celui d'en bas et celui d'en haut » ! Il importe de rappeler une fois de plus que Savinkov n'invente nullement les thèses découlant du principe : « Tout est permis. » Le fameux Azev dirigeait un groupe terroriste, mais c'était en même temps l'agent secret le plus actif et le mieux noté de cette police qui envoyait les révolutionnaires à la potence. On ignore dans quel abîme - celui d'en haut, celui d'en bas ? - se situait la véritable personnalité d'Azev. De même, S. Ryss, que Savinkov représente sous les traits d'Epstein, était en même temps terroriste et collaborateur bénévole de Trousévitch, directeur de la police. A côté de Volodia et d'Epstein, Savinkov présente un troisième type de terroriste, André Bolotov, révolutionnaire convaincu, honnête et pur. Il fait le sacrifice de sa vie pour le bien du peuple : - En mourant, ici où personne ne me voit ni ne m'entend, moi, André Bolotov, condamné à la pendaison, je dis avec foi et ferveur : Vive la liberté, vive le grand pe.uple russe ! Il s'agit donc d'un révolutionnaire énergique ; néanmoins, Bolotov ne peut parvenir à imposer silence à la voix de sa conscience. Son devoir lui ordonne de tuer l'oppresseur du peuple, mais sa conscience lui murmure que la cause qu'il a embrassée ne suffit pas à justifier des actes dont des innocents ont également à souffrir. On a vu en Bolotov un autre Hamlet. Il serait plus juste de le comparer à Aliocha Karamazov ; ses problèmes sont ceux qui auraient torturé l'élève de Zosime si celui-ci en était venu à envisager le terrorisme et l'assassinat du tsar ; au reste, on sait d'après certains indices que c'est précisément la fin que Dostoïevski voulait donner aux Frères Karamazov. Bolotov déclare : - Nous luttons pour la liberté, la justice, la vérité. Mais nous mentons à chaque instant. La violence ? BibliotecaGino Bianco 27 Pour la cause du peuple, la violence elle-même est permise. Le mensonge? Pour la révolution, même le mensonge est permis. La fourberie? Pour le Parti, elle est permise. Je vois bien maintenant que tout n'est pas si simple. Enfin quoi ? est-ce la fin qui justifie les moyens, ou bien réellement tout est-il permis ? Je le croyais. Tous le disent, mais c'est une erreur. Oui, il faut mentir, tromper, tuer. Mais dire que c'est permis, que c'est justifié, non. Il faut oser dire que c'est mal, que c'est cruel, effroyable, mais ... inévitable. On a dit parfois que Savinkov a donné à André Bolotov les traits du terroriste Kaliaev, meurtrier du grand-duc Serge Alexandrovitch. Lors d'une première tentative, Kaliaev avait renoncé à lancer sa bombe parce que des enfants avaient pris place dans la calèche aux côtés du grand-duc. Sans doute s'était-il demandé, à l'instar d'I van Karamazov : - Si tous doivent souffrir afin de concourir par leur souffrance à l'harmonie éternelle, quel est le rôle des enfants? On ne comprend pas pourquoi ils devraient souffrir, eux aussi, au nom de l'harmonie. Pourquoi serviraient-ils de matériaux destinés à la préparer? Plus tard, après l'attentat, Kaliaev se tourmentait à la pensée que des innocents avaient été atteints par l'explosion qui avait tué le grand-duc. Chez Bolotov, il y a évidemment beaucoup de Kaliaev, mais pas uniquement. Bolotov incarne l'intelligentsia dans son ensemble, ces démocrates russes d'avant 1917 qui, tout en se livrant au nom de leurs devoirs envers le peuple aux actes les plus cruels, ou bien en les approuvant, n'en croyaient pas moins religieusement que la personne humaine est sacrée et que l'on n'a jamais le droit de tuer. Le meurtre leur faisait horreur ; en ce sens, ils étaient tolstoïens, et c'était là toute leur tragédie. En assassinant, ces hommes agissaient contre leur conscience : « C'est mal, c'est cruel, effroyable, mais ... inévitable. » Les contradictions qui déchirent l'âme de Bolotov tournent toujours autour d'une « cruelle et effroyable nécessité ». Après le meurtre de l'officier de police Slezkine (et il n'est pas difficile de reconnaître ici, avec de légères variantes, l'assassinat sur la Presnia, lors de la révolte de décembre 1905, de Voïlochnikov, haut dignitaire de la police secrète de Moscou), Bolotov, la nuit, sur une barricade, dit à Serge, un de ses camarades : - On nous fusille, on nous pend, on nous étrangle. De notre côté, nous pendons, nous étranglons, nous brûlons. Bon. Mais pourquoi, si c'est moi qui tue Slezkine, suis-je un héros, et si c'est lui qui me pend, est-il un misérable ? Tout ca, ce sont des mœurs de Hottentots. De deux choses l'une : ou bien l'on ne doit pas tuer, et alors Slezkine et moi nous désobéissons tous les deux à la loi ; ou bien l'on peut tuer, et

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