26 roman n'est autre que Sokolov, organisateur de l'attentat contre le président du Conseil des ministres Stolypine et de certaines opérations d' « expropriation » ( 150.000 roµbles à la Société moscovite de crédit mutuel, 400 .000 roubles dans la rue de la Lanterne, à Pétersbourg), lequel Sokolov fut exécuté en 1907 ; Hippolyte, c'est Lébédintsev, trahi par le provocateur Azev et pendu alors qu'il préparait un attentat contre le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch et Chtchéglovitov, ministre de la Justice. Il en va de même de la plupart des autres personnages du roman. Dans cette galerie de terroristes, voyons d'abord Vladimir Glébov. Il sème la mort et la brave sans presque réfléchir, sans se préoccuper en tout cas d'échafauder des théories. Il ne cherche pas à savoir si l'on a le droit de verser le sang, et dans quelle mesure. C'est un de ces hommes forts. qui savent oser et auxquels Raskolnikov rêvait tant de ressembler. Il est dans sa nature de transgresser la « loi », et il le fait : - La victoire on ne l'obtient pas avec un livre, mais avec les poings; pas avec des pleurnicheries ou des jérémiades, mais avec des bombes, des mitrailleuses et du sang. Il y en a gui veulent faire la révolution en gants blancs. Ils ne comprennent pas que le sang, on a beau faire, c'est toujours du sang. « Moins de sang », disent-ils. C'est du jésuitisme. Plus énergique encore, d'une trempe vraiment exceptionnelle, apparaît Ruben Epstein, en qui Savinkov a représenté de manière transparente le révolutionnaire S. Ryss, exécuté en 1908 à Kiev. Epstein est un partisan convaincu non seulement de l'effusion de sang, mais de l'exécution systématique du plus grand nombre d'individus possible. Il a sur la question une théorie à lui. Au nom du socialisme et pour édifier une société idéale, Epstein estime nécessaire de procéder à une purge sanglante du genre humain tout entier. A ses yeux, c'est là une condition indispensable au bonheur définitif de l'humanité : - Il y a deux races d'hommes : celle des exploiteurs et celle des exploités. Les exploiteurs sont par atavisme méchants, rapaces, avides. Impossible de vivre avec eux.; on doit les exterminer. Tous jusqu'au dernier. S'ils sont un million, il faut en exterminer un million. S'ils sont cent millions, on en exterminera cent millions. Il n'y a pas à se gêner (...). C'est un grand malheur que les hommes ne sachent pas se libérer des préjugés. Les lois morales ? Des histoires pour les enfants, rien de plus. Où ont-elles été publiées, ces lois? Pour faire triompher la révolution, il faut être. prêt absolument à tout. A l'aide de cette logique outrancière et en opposition avec l'idée d'Aliocha Karamazov qui ne voulait pas payer d'une seule larme d'enfant l'accession de l'humanité à l' « harmonie Bib1iotecaGino Bianco -·, 1 . LE CONTRAT SOCIAL future », l'esprit russe en vient à approuver l'extermination de cent millions d'âmes. Ou bien rien n'est permis, ou bien tout est permis. Ou bien : « Tu ne tueras point » (pas même un chien enragé ...), ou bien : « Tue sans compter. » Raskolnikov pensait que si les découvertes de Newton ne pouvaient venir en aide à l'hu1nanité « autrement que par le sacrifice de la vie d'une personne, de dix, de cent ou davantage », Newton aurait eu le droit d'anéantir cette dizaine, cette centaine d'hommes, etc. Dans le roman de Savinkov, Epstein a compris tout ce que recouvre cet « etc. ». Si, pour l'idée, on peut tuer un seul homme, on peut, en vertu du même principe, en tuer aussi bien cent, « etc. ». « Il n'y a pas à se gêner. » Dostoïevski a montré où ·mène une telle démarche de pen- • sée : le starets Zosime enseignait que lorsque l'on permet à sa conscience de verser le sang sans trembler, on peut, passant d'un seul meurtre à un million de meurtres, « etc. », en arriver« à ce qu'il ne reste plus que deux hommes sur la terre ». Dans leur orgueil, ces deux-là ne sauraient d'ailleurs se supporter l'un l'autre, « si bien que le dernier détruirait l'avant-dernier, puis se détruirait lui-même ». On pourrait penser qu'en lui faisant prêcher l'extermination massive au nom du bien-être de l'humanité, Savinkov a simplement voùlu faire d'Epstein l'illustration hallucinante de la théorie de Raskolnikov. Mais non : Epstein n'est pas une fiction. En l'espace de soixantedix ans_,deux Epstein ont réellement vécu; la seule différence est qu'ils portaient tous les deux un nom russe : l'un s'appelait Netchaïev, l'autre Tkatchev. Le premier, adoptant comme emblème une hache au lieu d'une croix, prêchait·« la destruction et l'extermination effroyables, impitoyables, totales et universelles ». Le second déclarait froidement que pour libérer · définitivement le pays du despotisme tsariste, il fallait « anéantir toute la population au-dessus de vingt-cinq ans ». Non, Epstein n'est pas un personnage inventé. Outre des prédécesseurs, il avait aussi des contemporains. En 1907, à Moscou, parut aux Editions Renaissance une brochure d'un certain Pavlov, théoricien de la tendance maximaliste du parti socialiste-révolutionnaire, intitulée : Epuration de l'humanité. La peinture de la purge générale, dans le roman de Savinkov, est _presque littéralement empruntée au petit livre de Pavlov. Ce dernier, d'ailleurs, va plus loin qu'Epstein. Il parle d'anéantir non seulement le monde des e;xploiteurs, mais encore leur « engeance ». Ce ne sont pas seulement des millions, des centaines de millions d'hom-
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