N. VALENT/NOV Nakhodka, auquel Gorki prête les idées qui étaient les siennes à l'époque, développe ses conceptions : - S'il ne s'agissait· que de moi, je ne toucherais personne. Mais pour les camarades, pour la cause, je ferais tout. Je tuerais. Et même mon propre fils, à l'occasion. Il faut haïr l'homme, pour que le temps où l'on pourra l'admirer sans réserve vienne plus vite. S'il se trouve sur la voie des justes un Judas qui les attend pour les trahir, je serais moimême un traître si je ne l'anéantissais pas. C'est criminel ? Je n'en ai pas le droit ? Si je vois qu'il est indispensable de tuer, je tuerai, et je prendrai le péché sur moi. Car je ne parle que pour moi. Mon péché mourra avec moi, il ne souillera pas l'avenir d'une seule tache, il ne salira personne, personne excepté moi-même... Je le sais, il viendra un temps où les hommes s'admireront mutuellement, où chacun luira comme une étoile aux yeux des autres, où chacun écoutera son prochain comme si sa voix était de la musique. Il y aura sur la terre des hommes libres, des hommes grands par leur liberté ; chacun aura le cœur ouvert, purifié de toute envie et donc de toute haine. Au nom de cette vie, je suis prêt à tout. Je m'arracherai le cœur s'il le faut, et je le foulerai moimême aux pieds. Les rêves de Nakhodka - et de Gorki - sur le « futur édifice de la destinée humaine » sont formulés en des termes presque religieux, que ne désavoueraient ni Aliocha Karamazov ni le starets Zosime. On ne voit guère, en effet, ce qu'ils pourraient objecter à la définition que donne Nakhodka du « but final » (elle coïncide à peu près avec les paroles de Zosime sur l'amour et la solidarité humaine) : - Il est temps de comprendre que vous avez tous les mêmes intérêts, que chacun a le droit de vivre, de se développer. A son appel [à l'appel de l'homme qui • éclaire sa vie au feu de la raison], tous les cœurs se joignent en un seul par ce qu'ils ont de meilleur, formant un cœur immense, fort, profond, sensible comme une cloche d'argent. Et voici ce qu'elle nous dit, cette cloche : « Unissez-vous, hommes de tous les pays, ne formez qu'une seule famille ! C'est l'amour qui est la mère de la vie, et non la haine. » Nous avons vu qu'Aliocha Karamazov refuse d'admettre que l'humanité future puisse accepter son bonheur au prix d'un « sang injustement versé », voire des souffrances d'un seul enfant. Ce sentiment n'est nullement étranger à Nakhodka. Il considère le meurtre, fût-ce pour une cause sacrée, comme un péché, et souligne à plusieurs reprises : « C'est seulement mon péché », ou encore : « Je par le seulement pour moi. » Il redoute de souiller une cause sacrée. Il craint que le meurtre et le sang ne soient comme une « tache sur l'avenir ». « D'un être vivant, dit-il, personne n'a le droit de faire un mort. » Mais c'est le même homme qui déclare que, dans la lutte pour la « cause », il faut exterminer des êtres humains et aller jusqu'à tuer son propre fils. Biblioteca Gino Bianco 25 Chez Nakhodka-Gorki, on ne trouve pas l'effroyable rigidité, le monolithisme de la théorie de Raskolnikov affirmant avec la dernière rigueur le droit à verser le sang. NakhodkaGorki se dédouble : il y a en lui de l'Aliocha Karamazov, mais aussi quelqu'un d'autre. D'une part, il considère le meurtre comme un péché; de l'autre, il est prêt à tuer. Par tout un côté de son personnage, il appartient à ce type d'êtres qui haïssent d'autant plus les hommes en particulier qu'ils prétendent aimer l'humanité en général. Il est de ceux dont le starets Zosime dit que, pour l'amour de l'humanité, « ils finiront par inonder le monde de sang ». , . " U N AUTRE ECRIVAIN' sans pouvoir etre comparé à Gorki, était exceptionnellement bien placé pour traiter du problème russe par excellence : il s'agit de SavinkovRopchine, l'un des chefs du groupe extrémiste du parti socialiste-révolutionnaire qui abattit, entre autres, le ministre de l'Intérieur Sipiaguine, le ministre de !'Instruction publique Bogoliépov, le ministre de l'Intérieur Plehve et le grand-duc Serge Alexandrovitch. Terroriste convaincu sous l'autocratie, partisan acharné de la guerre à outrance en 1917, Savinkov devint un ennemi redouté de Lénine au début du régime soviétique et organisa toute une série de révoltes sanglantes. Il décida un jour de se rendre compte sur place des possibilités d'action. .En 1924, après quelques vagues négociations avec des émissaires du Kremlin, Savinkov rentra de Pologne en Russie ; il fut arrêté à la frontière et emprisonné à Moscou où, après quelques mois de détention, il se suicida. On ne sait au juste ce qu'avaient été ses négociations avec Dzerjinski, le chef du Guépéou ; selon la version officielle, « Savinkov a exprimé au prolétariat son repentir pour ses fautes et ses crimes, et il a mis fin à ses . Jours ». Des deux romans de Savinkov, Le Cheval pâle et Ce qui ne fut pas, nous choisirons le second, non pour ses mérites littéraires, mais parce qu'après Dostoïevski personne peut-être n'a traité du problème russe avec autant de passion maladive que Savinkov. Le titre de son roman est pure coquetterie : en fait, il parle précisément de ce qui fut, de ce qui s'est réellement passé. Les héros, avec leurs idées, leurs sentiments, loin d'être inventés de toutes pièces, sont d'authentiques personnages de l'éper que. Il était d'autant plus facile à Savinkov de pénétrer leur psychologie qu'il vivait au milieu d'eux. Des exemples : le Volodia Glébov du
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