24 le droit de se défendrè et de tuer le .ehien ? Car il ne s'agit plus d'un homme, mais d'un chien ... » Tolstoï, toujours impavide, répondit : « Tu ne tueras pas, cela signifie : tu ne tueras jamais, en aucune circonstance. Non seulement un homme, mais aucun être vivant, quel qu'il soit, même un chien enragé. Il vaut mieux qu'un être que j'aime meure tout de suite, sous mes yeux, pour n'avoir pas voulu tuer un chien enragé, plutôt que de me _survivre et mourir d'indigestion bien des années plus tard. » Si nous rapprochons maintenant ce que les deux plus grands représentants de la littérature et de l'esprit russes ont dit de l'effusion de sang et de la violence, le problème nous paraît posé au bord de deux abîmes. C'est ou bien, ou bien. Ou bien (pour Raskolnikov, non pour Dostoïevski) on peut légitimement se permettre de verser le sang, et dès lors le nombre de personnes tuées - dix ou un million - n'a plus aucune importance. Ou bien on ne doit jamais tuer, fût-ce un chien enragé. Ou bien tout est permis, ou bien rien n'est permis. Dans ce genre d'oppositions, l'esprit russe atteint à la folie. Là où !'Européen se tiendrait à une limite . raisonnable, le Russe, par une pirouette, atteint le fond de la question pour se jeter soudain dans une voie exactement opposée, mais toujours à fond. On a pu dire qu'une pensée qui procède ainsi est « tout simplement stupide ». Dostoïevski, lui, hausse les épaules et répond par la bouche d'I van Karamazov : - Les discussions sur ces sujets-là se mènent toujours on ne peut plus sottement. Mais plus c'est bête, plus on va au cœur du sujet. Plus c'est bête, plus c'est clair; La bêtise est courte et dépourvue d'astuce, alors que l'intelligence louvoie et se dérobe. L'intelligence est déloyale ; la bêtise, elle, est droite et honnête. L'esprit russe ( « et il est étrange de penser, a dit ce même Dostoïevski, à quel point il est libre », parfois jusqu'au crime) a donc obstinément posé,. sans louvoyer ni se dérober, _la· question : une fin grandiose justifie-t-elle ou non tous les moyens ? Pour parvenir plus· rapidement à la fraternité humaine, est-il permis d'anéantir ceux qui lui font obstacle ? S'il est permis de tuer, on peut inonder le monde de sang. Si ce n'est pas permis, l'histoire s'arrêtera à l'isba du moujik craignant Dieu, vêtu de pantalons usés qu'il a tissés lui-même, chaussé de . lapti, qu'a idéalisé Tolstoï. Il y a probablement des poux · dans la chaumière, mais ce sont des êtrès vivants, et il ne faut pas les tuer non plus ... BibliotecaGino Bianco .., ' . LE CONTRAT SOCIAL La question de savoir si la fin justifie toute espèce de moyens a -agité pendant des dizaines d'années la conscience russe. Elle a été débattue dans la clandestinité, parmi les étudiants, dans les cercles d'autodidactes. Dans la littérature d'avant la révolution, elle revenait fréquemment, posé{ avec plus ou moins d'ampleur et de clarté, avec des nuances politiques diverses, une argumentation et des conclusions souvent inattendues, mais c'était toujours le même pr_oblème, le problème russe par excellence. Si Tolstoï et Dostoïevski ont su exprimer de manière si géniale la nature· spirituelle de leur peuple, c'est précisément parce qu'ils ont traité du problème russe essentiel. )f * )f APRÈS . 1905, lorsque fut proclamée 1a liberté de la presse, ce qui n'avait été jusque-là qu'allusions voilées fut désormais débattu au grand jour par de nombreux écrivains : L. Andréev, 1 Mérejkovski, André Biély, etc. Deux d'entre eux nous paraissent particulièrement dignes de mention. Les idées de Maxime Gorki sur la question ne nous intéressent pas seulement parce qu'il s'agit d'un chef de file incontesté, du porteparole de la littérature russe ralliée à la révolution. Elles prennent un relief particulier en raison du rôle que Gorki devait jouer dans l'Etat soviétique lorsque, sous Staline, il devint le patriarche directeur des consciences et prédicateur de la morale communiste. Son roman La }.If.ère, écrit en 1907-1908, dépeint, sous une forme quelque peu idéalisée, l'agitation révolutionnaire dans le milieu ouvrier. Cette œuvre a pour ainsi dire servi de tremplin à son auteur pour s'introduire parmi les militants. L'ouvrier Nicolas Vesovchikov prêche l'extermination de « certains hommes » · des classes sociales ennemies de la sienne : - Je dis qu'il y a des hommes qu'il faut tuer, déclare-t-il à un autre ouvrier, !'Ukrainien André Nakhodka. - Oh ! Et pourquoi ? - .. Pour qu'ils n'existent plus ... - Tu as donc le droit de transformer des vivants en cadavres ? - Oui. Les hommes me l'ont donné ... Réfléchissant aux paroles de Nicolas, Nakhodka remarque : - Là, voyez-vous quels sentiments ces messieurs qui commandent notre vie font naître dans les rangs inférieurs ... Quand des hommes comme Nicolas prendront conscience de leur situation humiliante et qu'ils perdront patience, qu'arrivera-t-il ? Le ciel sera éclaboussé de sang, et la terre écumera, comme si une· mousse rouge la recouvrait. C'est juste ... mais ce n'est pas consolant.
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