N. VALENTINO V tique, en jouant, lança une pierre et blessa à la patte le chien favori de son maître. - Voyant son chien boiter, le général en demanda la cause. On lui expliqua l'affaire en désignant le coupable. Il fit immédiatement saisir l'enfant, qu,on arracha des bras de sa mère et qui passa la nuit au cachot. Le lendemain, dès l'aube, le général en grand uniforme monte à cheval pour aller à la chasse, entouré de ses parasites, de ses veneurs, de ses chiens, de ses piqueurs. On rassemble toute la domesticité pour faire un exemple et la mère du coupable est amenée, ainsi que le gamin. C'était une matinée d,automne, brumeuse et froide, excellente pour la chasse. Le général ordonne de déshabiller complètement le bambin, ce qui fut fait; il tremblait, fou de peur, n,osant dire un mot. « Faites-le courir, ordonne le général. - Cours, cours, lui crient les piqueurs. » Le garçon se met à courir. « Taïaut ! » hurle le général, qui lance sur lui toute sa meute. Les chiens mirent l'enfant en pièces sous les yeux de sa mère. Le général, paraît-il, fut mis sous tutelle. Eh bien, que méritait-il ? Fallait-il le fusiller ? Parle, Aliocha. - Certes ! proféra doucement Aliocha, tout pâle, avec un sourire convulsif. - Bravo! s,écria Ivan enchanté; si tu le dis, toi, c'est que ... Voyez-vous l'ascète! Tu as donc aussi un diablotin dans le cœur, Aliocha Karamazov ? - J'ai dit une bêtise, mais... - Oui, mais... Sache, novice, que les bêtises sont nécessaires au monde ; c'est sur elles qu'il est fondé : sans ces bêtises, il ne se passerait rien ici-bas. De son propre aveu, Aliocha a dit une « absurdité ». C'est à cette absurdité, entre autres, que se sont raccrochés tous ceux qui, en Russie, ont voulu concilier la philosophie morale du starets Zosime et, par exemple, les actes de terrorisme contre le gouvernement tsariste. Selon un critique, l'absurdité d'Aliocha, si l'on considère ses sentiments, sa « sainteté », étonne et « déconcerte ». Comment peut-il rendre son verdict impitoyable quand il refuse de sacrifier une seule larme d'enfant au bonheur futur de l'humanité tout entière? Si le sens moral exige que l'on fusille un général, pourquoi ne pas admettre que l'on puisse pour la même raison fusiller cent, mille, des centaines de milliers de ses semblables ? Fautil donc penser que la conscience, cette instance morale suprême, la voix de Dieu lui-même, inspire en même temps à Aliocha deux décisions contraires ? Comment concilier : « Le fusiller ! » avec : « Tu ne tueras point » ? A propos de cette contradiction, une remarque d'Ivan Karamazov est instructive : - Je ne veux rien comprendre maintenant, je m,en tiens aux faits. En essayant de comprendre, j'altère les faits ... Comme c'est souvent le cas, Dostoïevski luimême parle ici par la bouche d'Ivan. L'attitude de celui-ci indique que Dostoïevski, pour sa part, n'a pas réussi à triompher, sur le plan des sentiments, de l' « absurdité » d'Aliocha. BibliotecaGino Bianco 23 On en trouverait une preuve supplémentaire dans le fait qu'il admettait la notion de « guerre juste », alors que sa philosophie eût exigé qu'il condamnât la guerre de manière absolue. . ,,*.,,. AVANT Dostoïevski, Léon Tolstoï avait tiré les conclusions devant lesquelles devait reculer son génial contemporain. Sa vision d'une société centrée sur le seul amour du prochain et son refus de toute violence l'avaient conduit à condamner non seulement la guerre, la révolution, la peine capitale, mais aussi l'Etat et avec lui la propriété, les tribunaux, les prisons, la police, l'Eglise officielle, etc. Et comme la société et la culture contemporaines reposent sur un système de contraintes organisées, Tolstoï, impavide, en arrive à sa conclusion logique : la négation de toutes les institutions de cette société, le refus des conquêtes les plus essentielles de cette civilisation. Il renversa tout ; après quoi Tolstoï ni personne n'aurait pu dire ce qui subsistait finalement, et ce à quoi cela pouvait bien ressembler. Cependant, rien n'arrêtait l'apôtre. Dans Ce que je crois, il déclare : Ces paroles de l'Evangile : Ne résistez pas au mal ni au méchant, comprises dans leur acception directe, furent véritablement pour moi la clé qui m'ouvrit tout. Vous avez appris : « Dent pour dent », et moi je vous dis : « Ne résistez pas au mal ni au méchant ; quelque violence que te fasse le méchant, supporte-la, cède tout ce que tu as, mais ne résiste pas. » Les adversaires de Tolstoï demeuraient déconcertés devant pareille assurance. On lui posa une fois la question : « Vous dites qu'il ne faut pas répondre au mal par la violence ; mais que feriez-vous si des cannibales attaquaient votre maison pour tuer, rôtir et manger vos enfants ? » Tolstoï répondit : « Tous les hommes sont frères, tous sont égaux. Tout ce que je pourrais faire serait d'essayer de faire comprendre au sauvage que cela ne lui sert à rien et que ce n'est pas bien. » On lui demanda encore : « Si devant vous une 1nère en fureur battait jusqu'à la mort son enfant innocent, ne feriez-vous pas un mouvement pour arracher son enfant à cette folle ? » Devant une scène de ce genre, Aliocha le saint bondirait d'indignation : « Qu'on la fusille ! » Mais Tolstoï, avec sa logique de fer : « Si une mère bat son enfant devant moi, la seule chose que je puisse faire est de me mettre à la place de l'enfant. - Et si quelqu'un que vous aimez se trouve en danger d'être mordu par un chien enragé, n'a-t-il pas
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