Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

22 ,gens. heureux, pour le-ur procurer enfin la paix et le repos, il soit indispensable de mettre à la torture ne fût-ce qu'un seul être, un enfant ( ...), et de fonder sur ses larmes le bonheur futur. Consentirais-tu, dans ces conditions, à édifier un pareil bonheur? Réponds sans mentir. . - Non, je n'y consentirais pas. - Alors, peux-tu admettre que les ·hommes consentiraient à accepter ce bonheur au prix du sang d'un petit martyr ? - Non, je ne puis l'admettre, mon frère ... Dialogue qui réduit à néant la théorie de Raskolnikov. Aux deux questions d'Ivan, Aliocha Karamazov répond par un « non » catégorique ; il exprime ainsi sa conception générale du monde, de nature socio-religieuse, acquise auprès du starets Zosime. Aliocha croit qu'un jour sera . effectivement construit sur terre l'édifice de la destinée humaine, lequel apportera enfin aux hommes la paix et la tranquillité. Mais auparavant ... - Pour refaire le monde, il faut que les hommes s'orientent psychologiquement vers une autre voie. Tant qu'on ne sera pas effectivement devenu le frère de chacun, il n'y aura pas de fraternité. La science et l'intérêt ne permettront jamais aux hommes de se partager sans injustice les biens et les droits. Il n'y aura jamais assez pour tous et tous murmureront, tous s'envieront et s'extermineront. · Une nouvelle vie commencera lorsque sera terminée la période de solitude et d'isolement de l'homme, car « tous, de nos jours, se sont fractionnés en unités, chacun se retire dans son trou », alors que « la véritable garantie de la personne réside non dans un effort personnel isolé, mais dans la solidarité des hommes ». On dit que le monqe, grâce au développement économique et par la seule logique des choses, va de lui-même, mécaniquement ou organiquement, de la « désunion des hommes » à leur réunion, de l'individualisme égoïste à la solidarité universelle pour former une collectivité unie. « On assure que plus on va, plus le monde s'unit, qu'il s'établit en une communauté fraternelle en réduisant les distances, en transmettant la pensée par les airs. Hélas ! ne croyez pas à cette union des hommes. » Ceux qui la prêchent veulent organiser le nouvel édifice de l'humanité sans âme, sans amour, sans cœur, « sans le Christ », sur les seules données de leur raison et par la contrainte. Le malheur, c'est que ces bâtisseurs de l'humanité nouvelle « finiront par inonder le monde de sang, car le sang appelle le sang ». Il est vrai que ces hommes protestent habituellement de leur arr.iour pour l'humanité ; mais on sait de reste que plus ils prétendent aimer « les hommes en général », plus incapables ils sont de les aimer en particulier. Il est significatif qu'ils se · permettent les expériences les plµs cruelles sur ~jb'lioteca-Gin_'oBianco dj LE CONTRAT SOCIAL leur entourage et que, par amour de l'humanité en général, ils soient capables de fertiliser la terre « de sang, de crimes et des souffrances de leurs proches »~ L'idée de la « fraternité et de la. solidarité des hommes » ne peut être réalisée que par le véritable amour du prochain, et seulement par un amour agissant et total. Rassembler le monde dans la solidarité universelle des hommes - cela, ni la mécanique ni la contrainte et encore moins la haine ne peuvent le faire, mais seulement l'amour. C'est pourquoi, chaque fois que se pose la question : « Faut-il prendre l'homme par la force ou bien par un humble amour ? décide toujours : je le prendrai par un humble amour. » Tel est, pour Dostoïevski, le « socialisme • russe ». Pour lui, c'est cet amour humble et universel qui est le trait principal de son peuple : « La Russie est grande par son humilité. » Le deuxième trait du caractère russe est son internationalisme, sa « haute capacité de synthèse, de conciliation et d'humanité universelle. Le Russe arrive à vivre avec tous et se fait à tout. Il sympathise avec tout ce qui est humain, au-delà des différences de nationalité, de sang et de sol. » « Seule la Russie », croyait Dostoïevski - et l'on sait aujourd'hui ._à quel point il se trompait, - « peut résoudre en Europe la question de l'inégalité sociale sans effusion de sang et sans haine. » De cette conception du monde d'Aliocha découlent logiquement ses réponses à Ivan. Alors que Raskolnikov est convaincu que l'homme a le droit de verser le sang, Dostoïevski, par la bouche d'Aliocha, lui oppose un « jamais ! » passionné, absolu. Mais Dostoïevski est pris aussitôt à son propre piège. A cet imp~ratif catégorique : « Tu ne tueras point », à cette loi morale suprême, fondement de toute · la théorie de l'amour agissant, à cette injonction de Dieu parlant par la voix de la conscience à laquelle il est impossible d'imposer silence, n'y-a-t-il pas d'exception ? Redoutable question... Pour Aliocha, le commandement : « Tu ne tueras point » ne souffre aucune exception. En admettre une serait nier le caractère absolu du précepte ; dès lors, il deviendrait impossible de combattre Raskolnikov et son droi1! à verser le sang. Voulant mettre son frère à l'épreuve, Ivan lui raconte un épisode remontant aux temps sinistres du servage. Il y avait alors un général, riche -propriétaire terrien, mais de ceux qui, à la retraite, étaient « pour ainsi dire convaincus d'avoir acquis, par les services rendus, le droit .de vie et de mort sur leurs sujets ». Il arriva qu'un petit dames-

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