Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

N. VALENTINO V dessus les obstacles moraux de toutes sortes, « si l'exécution de l'idée l'exige ». Développant sa théorie sur les hommes capables d'oser et de marcher, sans tenir compte de rien, vers le but qu'ils se sont fixé, Raskolnikov montre que toutes les sociétés humaines, malgré la diversité historique des structures et des institutions, n'ont toujours été composées que de deux « catégories » fondamentales, deux types d'hommes. D'une part, les hommes ordinaires, qui servent, pour ainsi dire, « uniquement à la reproduction de leurs semblables » ; de l'autre, les hommes sortant de l'ordinaire : les Lycurgue, les Mahomet, les Napoléon, les Pierre le Grand, « qui ont le don ou le talent de prononcer dans leur milieu une parole neuve ». - La première catégorie, c'est-à-dire le matériel, d'une façon générale, ce sont des hommes naturellement conservateurs, ordonnés, vivant dans l'obéissance et aimant être obéissants. Selon moi, ils sont d'ailleurs obligés d'être obéissants, parce que c'est leur destination, et il n'y a là pour eux absolument rien d'humiliant. La seconde catégorie transgtesse continuellement la loi, ce sont tous des destructeurs, ou bien ils tendent à l'être, selon leurs capacités ( ...). La plupart du temps, ils réclament, sous des formules extrêmement diverses, la destruction du présent en vue d'un avenir meilleur. Mais s'il leur faut, pour leur idée, passer même par-dessus un cadavre, par-dessus du sang, ils peuvent en leur for intérieur, d'après moi, s'accorder la permission de passer par-dessus ce sang ( ...), tout cela en proportion de leur idée et de son envergure. Ces hommes qui font l'histoire non seule- ·ment peuvent se donner cette « permission », mais sont même obligés de le faire, faute de quoi le progrès historique serait inconcevable : - Selon moi, si les découvertes de Kepler et de Newton, par suite de certaines combinaisons, n'avaient pu en aucune façon être portées à la connaissance des hommes autrement que par le sacrifice de la vie d'une personne, de dix, de cent ou davantage, faisant obstacle à cette découverte ou lui entravant la route, eh bien, Newton aurait eu le droit et même le devoir ... de supprimer ces dix ·ou ces cent personnes pour faire connaître ses découvertes à toute l'humanité. Un Pierre le Grand, bâtissant au milieu des marais la future capitale de l'Empire au prix des vies de dizaines de milliers de serfs et d'esclaves, avait non seulement le droit, mais le devoir de ne pas reculer ; sans cela, on n'aurait pu ouvrir une « fenêtre sur l'Europe ». De même, un Staline, édifiant sur les souffrances d'un peuple affamé les complexes industriels du Dnieprostroï, de Magnitogorsk et du Kouzbass, les usines géantes de Moscou, Gorki, Kharkov, Tchéliabinsk, etc., pouvait ne tenir aucun compte de millions de vies humaines, car il « fertilisait » ainsi le sol pour l'avenir ... BibliotecaGino Bianco 21 Ne s'agit-il pas là de' crimes passant toute mesure ? Raskolnikov répond qu'au fond tous les législateurs et instituteurs de l'humanité, depuis les plus antiques en passant par les Lycurgue, les Solon, les Mahomet, les Napoléon et ainsi de suite, tous jusqu'au dernier ont été des criminels, du seul fait qu'en donnant une loi nouvelle, ils enfreignaient du même coup l'ancienne, saintement observée par la société et reçue des ancêtres, et que naturellement ils ne se laissaient pas arrêter par le sang, dès que ce sang (un sang parfois tout à fait innocent et courageusement versé pour l'ancienne loi) pouvait leur servir. Il est même remarquable que la majeure partie de ces bienfaiteurs et instituteurs de l'humanité furent d'effroyables verseurs de sang. En un mot, je conclus que tous les hommes, je ne dirai pas grands, mais sortant un peu de l'ornière, c'est-à-dire tant soit peu capables de dire quelque chose de neuf, doivent absolument, de par leur nature même, être des criminels ... Condamner ces hommes n'a pas de sens, ou alors il faudrait condamner l'histoire de l'huma- • ✓ • ' n1te tout entiere ... Telle est, en bref, la théorie de Raskolnikov. Mais sa conscience, ses sentiments se trouvent en contradiction totale avec ses idées. Après avoir tué l'usurière, ce « pou nuisible », il commence à éprouver une certaine souffrance morale et finalement il connaîtra le repentir. Après le crime, le châtiment. Et ce n'est pas un tribunal qui le châtie, mais sa propre conscience. Au bagne, il abandonne définitivement sa théorie et se tourne vers l'Evangile. DANS Crime et châtiment, Dostoïevski indique à peine quelles sont ses nouvelles idées, mais il les précisera plus tard, dans Les Frères Karamazov ( 1879-1880), en particulier dans l'entretien d'Ivan Karamazov avec Aliocha. Ivan déclare : - Nous autres, blancs-becs, nous avons pour tâche de résoudre les questions éternelles, voilà notre but. A présent, toute la jeune Russie ne fait que disserter sur ces questions primordiales, tandis que les vieux se bornent aux questions pratiques (. ..). Comment procède la jeune$se russe, une partie du moins ? Elle va dans un -cabaret empesté, tel que celui-ci, et s'installe dans un coin. Ces jeunes gens ne se connaissent pas et resteront quarante ans sans se retrouver. De quoi discutent-ils au cours de ces minutes brèves ? Seulement des questions essentielles : si Dieu existe, ~i l'âme est immortelle. Ceux qui ne croient pas en Dieu discourent sur le socialisme, l'anarchie, sur la rénovation de l'humanité ; or ces questions sont les mêmes, mais envisagées sous une autre face ... Quelle est, dans la conversation des deux frères, la question qui prime toutes les autres ? Ivan dit à Aliocha : - Imagine-toi que les destinées de l'humanité sont entre tes mains, et que pour rendredéfinitivementles •

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