Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

20 tre, de la moyenne mathématique. Or c'est là tout le problème. En 1924-25, à Münsterberg, en Allemagne, un certain Denke avait tué des dizaines de personnes, puis les avait mangées ou en avait fait d~s saucisses qu'il avait vendues. Les psychiatres qui l'examinèrent ne trouvèrent rien d'anormal dans son comportement. Apparemment~ Denke était un homme tout à fait normal, sociable, d'un excellent « caractère » et jouissant de l'estime générale de ses concitoyens. Imaginons que des êtres aussi mystérieux, aussi effroyables qu'un Denke apparaissent en masse dans un pays et s'y emparent du pouvoir. On peut dire avec certitude que toute analyse de ce pays à l'aide de la sociologie, de l'économie politique, etc., qui porterait sur l'homme moyen - abstraction qui ignore les Denke, - restera superficielle. Recourir à de telles analyses revient exactement à essayer d'ouvrir une porte non pas avec la bonne clé, mais avec une clé dont le calibre représenterait la moyenne entre la plus grande et la plus petite clé des portes de tous les appartements de l'ensemble des maisons d'un quartier. Qu'on n'aille pas nous accuser d'assimiler les bolchéviks au nécrophage Denke ; nous disons s~ulement que sans une étude sérieuse de la psychologie spécifique de ces hommes, avec ses écarts considérables par rapport aux « moyennes », il est impossible de comprendre la révolution d'Octobre. Par exemple, la lutte entre menchéviks et bolchéviks restera une énigme si l'on ne comprend pas. que ce qui les .séparait, ce n'étaient pas tant des divergences sur les principes que des conflits psychologiques profonds. Trotski · avait raison d'observer : « Avec un peu d'expérience, l'œil distinguait, au seul aspect extérieur, un bolchévik d'un menchévik, et cela avec un faible pourcentage d'erreur. » Lénine, Kérenski, Staline, étaient avant tout des types psychologiques absolument différents. Laissons rapprochements et comparaisons de côté pour l'instant. Ce qui nous intéresse, c'est le fond, non les détails. Ce n'est pas de savoir si les bolchéviks préfèrent le vin rouge au blanc et l'accordéon au concert symphonique; s'ils portent une chemise amidonnée ou un col boutonnant sur le côté. Ce qui nous intéresse, ce sont les traits essentiels condensés jusqu'à devenir presque tangibles, qui permettent, « avec un faible pourcentage d'erreur », de distinguer un bolchévik d'un menchévik, d'un socialiste-révolutionnaire ou d'un représentant de l'ancienne intelligentsia ; bref, de dégager le type général du vainqueur de la f?ib'lioteca~in_oBianco -~ LE CONTRAT SOCIAL révolutio~ d'Octobre, depuis le coup d'Etat de 1917 jusqu'au « triomphe » de la ligne générale en 1934 et à la prise de Berlin en 1945. · L A GRANDE LITTÉRATURE RUSSE, par l'analyse audacieuse de l'âme humaine, de l'âme russe avant tout, qu'elle a su présenter, va aider à pénétrer cette psychologie. Grâce à. elle, nous comprendrons mieux les bolchéviks, leur généalogie, leur morphologie morale. Déjà, dans Pères et fils ( 1867), Tourguéniev_ avait fait du nihiliste Bazarov un personnage nouveau dans la société russe. Cèpendant ce n'est pas Tourguéniev, mais Dostoïevski qui va, avec une vigueur inégalable, mettre en lumière ce type nouveau, par le jeu des contrastes cher à la littérature russe. Il l'analyse d'abord dans Crime et châtiment ( 1866 ). Raskolnikov,. étudiant pètersbourgeois dans le besoin, tue une vielle usurière. Pourquoi ? Est-ce pour lui voler son argent, afin de pouvoir terminer ses études et assurer l'existence de sa mère et de sa sœur ? Non. Raskolnikov tue « par principe » ; il veut savoir s'il osera , . . . . , . tuer sans eprouver ni tourments, nt pitie, ni le moindre remords. Pour se mettre à l'épreuve, il choisit un être qu'il considère, non sans raison, comme un « pou ignoble et nuisible ». L'expérience en sera ainsi rendue plus facile. Raskolnikov est ·convaincu que les hommes vraiment forts, lorsqu'ils luttent pour leurs idées, ne doivent pas .s'arrêter devant l'effusion de sang. Napoléon, par _exemple, s'il l'avait jugé nécessaire, aurait sans hésité écrasé la vieille usurière comme un moustique, lui qui déclarait à Metternich : « Que me fait à moi la vie d'un. million d'hommes ? » Raskolnikov cherche ,douloureusement à savoir s'il appartient au type des hommes fort~, ceux dont on fait les Napoléons, ou s'il n'est qu'une « créature tremblante ». Il pense que « la puissance n'est donnée qu'à celui qui ose se pencher pour la prendre » et que « l'on pardonne tout » aux hommes forts : c'est leur victoire même qui leur donne raison. · - Je sai~ maintenant que celui qui est ferme et fort de cœur et d'esprit, celui-là, pour eux [les hommes « ordinaires »], a toujours raison. Celui qui est capable de cracher plus loin est toujours leur législateur, et celui qui est capable d'oser plus que tous a taison plus que tous. Il suffit d'une chose, · d'unt seule : il faut seulement oser. Mais que veut dire oser ? C'est le « droit de permettre à sa conscience » de passer par-

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