Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

J. FRANK IV POUR LA CLARTÉ de l'exposition, nous avons pris la liberté de traiter de la religion chez Dostoïevski indépendamment de ses idées sociales - séparation aussi peu historique que possible lorsqu'il s'agit du début du XIXe siècle. Religion et politique étaient intimement mêlées ; toute modification dans l'opinion religieuse entraînait aussitôt une modification correspondante de l'attitude socio-politique. L'abandon du « Nouveau Christianisme » de Saint-Simon, de Pierre Leroux, au profit de Feuerbach, se traduisit ainsi immédiatement par une chute de prestige pour toutes les doctrines sociales fondées sur les idéaux chrétiens et pénétrées de respect envers la sublime figure et l'exemple du Christ. Les lettres de Biélinski pendant l'année 1847 le montrent sévère à l'excès pour ses idoles de naguère, Pierre Leroux et George Sand, et inclinant plutôt vers le positivisme de Comte et le matérialisme. Marx, sous l'influence de Feuerbach, et Proudhon, probablement de son propre chef, rejetaient tous deux les utopistes français exactement au même moment ; il est vraisemblable que Biélinski fut influencé par leurs idées, à travers les écrits et les lettres de ses amis. P.V. Annenkov, qui connaissait Marx personnellement et correspondait avec lui au sujet de Proudhon, écrivit, durant l'automne de 1846, une série de Lettres de Paris pour le Contemporain, la revue de Biélinski ; ces lettres ren- . daient notamment compte des doctrines socialistes utopiques du moment. L'auteur n'a que pitié pour les « fantasmagories » de Cabet et du fouriériste Victor Considerant ; les théories de Leroux sont pour lui « le dernier degré de la folie auquel un cœur noble et vertueux peut parvenir » ; et de faire l'éloge de Proudhon pour avoir exploré les lois économiques de la société moderne plutôt que de rêver à d'impossibles Utopies. Biélinski était donc en train de répudier la religion aussi bien que le socialisme utopique inspiré d'elle au moment même où il disputait du Christ avec Dostoïevski. C'est seulement dans cette perspective que l'on peut véritablement interpréter l'un des commentaires les plus trompeurs, et cependant les plus révélateurs, faits par le romancier à propos de ces contraverses. « En tant que socialiste, écrit-il, Biélinski ne pouvait s'empêcher de ruiner l'enseignement du Christ : c'était pour lui un tchéloviékolioubié [littéralement : amour de l'homme, philanthropie] condamné par la science contemporaine et BibliotecaGino Bianco 17 par les premiers principes économiques. » Vers · 1873, lorsque Dostoïevski écrivait ces lignes, il était convaincu depuis longtemps que l' « enseignement du Christ » et le socialisme étaient totalement inconciliables. Telle n'était pas l'opinion qui prévalait dans les années 40 : selon le propre témoignage de Dostoïevski, le socialisme utopique était alors considéré comme un christanisme « amélioré » et ses adeptes prenaient pour guide l' « enseignement du Christ >>. ·A présent, c'est ledit enseignement qui était attaqué partout en Europe, exactement comme Biélinski le faisait en Russie, au nom « de la science contemporaine et des premiers principes économiques ». C'est seulement cet « enseignement du Christ », fondé sur le pur esprit de l'égalité et de l'amour fraternel prêché par les Evangiles, que Biélinski avait pu décrire comme étant un tchéloviékolioubié. En outre, du fait que l'attaque en question était dirigée contre Dostoïevski, il ne faudrait pas conclure que l'auteur des Pauvres Gens se faisait le défenseur de l'un quelconque des dogmes de la théologie chrétienne ou encore de l'un des préceptes de l'Eglise. Il se cantonnait manifestement au seul domaine socio-politique, du côté de l' « enseignement du Christ » tel qu'il le comprenait alors, du côté du socialisme utopique français, inspiré de la religion chrétienne. Quand on voit les choses sous cette lumière, on peut comprendre pourquoi Dostoïevski aurait dû sentir que Biélinski l'initiait réellement au socialisme (même si, comme nous le savons, cela n'était pas littéralement le cas). Car Biélinski lui a affectivement présenté le socialisme athée, la seule espèce que Dostoïev- ski ait reconnue, par la suite, comme vraiment conséquente, un socialisme qui répudiait l' « enseignement du Christ » parce qu'il passait à côté de la question, qu'il était même nuisible à la solution des problèmes sociaux. Au reste, la vie de Dostoïevski dans les quelques années qui suivirent tendrait à prouver que Biélinski, qu'il ait pu ou non faire de Dostoïevski un athée, a certainement réussi à le détourner de l' « enseignement du Christ » tel qu'il était incarné dans le socialisme utopique. L'influence de Biélinski donne probablement à Dostoïevski le premier élan qui le conduira par la suite à adhérer au groupe le plus extrémiste du cercle Pétrachevski, à accepter de prendre part à un complot destiné à fomenter une jacquerie devant aboutir à une dictature révolutionnaire. Désenchanté de l' « enseignement du Christ » sous la forme d'un socialisme utopique à la fois pacifique et non politique, Dostoïevski tomba directement

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