16 que un enfant. » Le mystère des manifestations de Dieu, qui transcende l'entendement humain, a ainsi longtemps laissé son empreinte sur l'esprit de Dostoïevski. Et il' est hors de doute que l'effet du Livre de J oh a été renforcé par l'amitié étroite nouée avec Ivan ·chldlovski pendant les premières années passées à SaintPétersbourg entre 1837 et 1840. Ce jeune poète n'était pas seulement un « rêveur » romantique : c'était aussi - et les deux vont fort bien ensemble - un personnage profondément religieux, rongé par le doute et tourmenté par le problème du mal et de la souffrance. Hanté par des idées de suicide, Chidlovski n'en luttait pas moins pour conserver une foi qui seule pouvait le sauver de la catastrophe. « Nous devons croire que Dieu est bon, écrivait-il à Michel Dostoïevski en janvier 1839, car autrement il n'est pas Dieu ; que l'Univers est la beauté visible et tangible de cette bonté ( ...). C'est alors seulement que notre âme reconnaît toutes choses en elle, qu'elle tisse une toile d'araignée de sympathie autour des frontières de la vie, et, au centre de la toile, étreint Dieu LuiMême. » N'oublions pas non plus que, dans l'une des plus importantes parmi ses premières lettres, le jeune Dostoïevski se pose - non sans quelque confusion, mais tout de même de manière significative - en défenseur du sentiment, face à la raison considérée comme source exclusive de la connaissance. Son frère Michel ayant écdt que, « pour connaître plus, on doit sentir moins », Fiodor, manifestement imprégné de l'atmosphère schellingienne qui régnait dans la Russie des années 30, lui réplique en octobre 1838 : « Qu'entends-tu par l'expression " connaître " ? Connaître la nature, l'âme, Dieu, , l'amour( ...). C'est par le cœur qu'on les connaît, non par l'esprit (...). L'intelligence, instrument, machine, est mise en mouvement par le feu de l'âme( ...). En outre (et c'est le seèond point), l'intelligence humaine, compétente dans le domaine des diverses connaissances, fonctionne indépendamment du sentiment, donc du cœur. Si le but de la connaissance est l'amour et la nature, il y a évidemment une place pour le cœur humain. » Tout cela n'a guère de sens philosophique, car Dostoïevski a bien du mal à· réfréner ses élucubrations ; il n'en demeure pas moins que cette défense du sentiment en tant que méthode d'accès à la connaissance de Dieu (en particulier) devait rester l'une de ses convictions les mieux enracinées. Si maintenant nous plaçons les doctrines de Feuerbach sur cet arrière-plan, il n'est pas difficile de saisir le cours à venir de l'évolution l?ibHoteca~ino Bianco .., LE CONTRAT SOCIAL intérieure de !'écrivain. Car Feuerbach n'a jamais nié l'importance ni la réalité du besoin émotif que l'homme a de la religion. Au contraire, il le soulignait avec une profonde sympathie, une authentique compréhension pour l'instinct qui pousse l'espèce humaine à adorer ses propres aspirations. « Les dogmes fondamentaux du christianisme, écrivait-il, sont des vœux du cœur réalisés - l'essence du christianisme est l'essence du sentiment humain. » Mais Feuerbach prétendait que dans la religion l'homme transforme le subjectif en objectif, ne tient pas compte des lois de la nature et de la raison, et croit simplement vrai ce qu'il souhaite être vrai. L'homme, p~r conséquent, a le choix : ou bien croire à ses sentiments et accepter toutes les conséquences énigmatiques et paradoxales que cela implique, ou bien désavouer ses sentiments et opter pour 1a raison. Feuerbach, Marx, les hégéliens de gauche, Herzen et Biélinski choisirent la raison ; Kierkegaard, dont le christianisme existentiel était autant une réponse à Feuerbach qu'à Hegel, choisit de pousser jusqu'à l'extrême degré du paradoxe l'antagonisme entre foi subjective et raison. Les arguments de Feuerbach, tels qu'ils étaient exprimés par Biélinski, mettaient ainsi brutalement Dostoïevski dans l'obligation de choisir entre le sentiment et la raison. Comme Kierkegaard, il se décida finalement pour l'irrationnel exis-• tentiel du sentiment. On a donc le droit de supposer que le contact avec les idées de Feuerbach, après les premiers effets bouleversants de la nouveauté, ne réussit qu'à aiguiser et renforcer chez Dos- . toïevski la conviction déjà bien ancrée de l'importance du sentiment. Croire en la bonté de Dieu, malgré toutes les souffrances endurées, avait été po\lr Chidlovski la marque de la vraie grandeuF de. l'homme ; une fois admis, ce paradoxe amena certainement Dostoïevski à croire en Dieu et au Christ avec toute la force du sentiment, en dépit des arguments contraires de la raison. L'histoire intellectuelle du romancier le conduisit ainsi au .carrefour fatal où tant de grandes figures de la cultüre européen·ne du XIXe siècle eurent finalement à choisir leur voie, et les effets de cette rencontre avec Feuerbach, par ,le truchement de Biélinski, devaient avoir des conséquences capitales· pour son œuvre. Lorsque les protagonistes qu'il met en scène rejettent le christianisme, ils s'engagent invariablement dans une tentative impossible : transcender la condition humaine et essayer, à la lettre, d'incarner le rêvf;!de Feuerbach qui remplaçait le Dieu-homme par l'Homme-dieu. •
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==