14 écrit-il, que nulle part le livre de Feuerbach n'eut un effet aussi fracassant que dans notre cercle " occidental ", que _nullepart il n'effaça aussi vite toutes les traces des conceptions qui l'avaient précédé. Herzen, naturellement, était l'interprète ardent de ses idées et de ses conclusions, rattachant la révolution proclamée par le livre dans le domaine des idées à celle annoncée par les socialites en politique, en quoi il rejoignait Biélinski. » Durant l'été de 1845, une crise s'ouvrit dans le petit groupe des « occidentaux » de Moscou précisément à cause de différends au sujet de l'athéisme de Feuerbach. L'historien libéral T. N. Granovski, qui devait par la suite servir de modèle au Stepan Trofimovitch Verkhovenski des Possédés, refusait de renoncer à sa croyance en l'immortalité de l'âme en dépit de Feuerbach et de l'ironie cinglante de Herzen ; d'où, entre les deux amis, une fêlure qui ne se ressoudera jamais complètement. Biélinski avait précisé sa position dans une lettre adressée à Herzen en janvier 1845, où l'on voit combien son attitude envers la religion s'était durcie par suite des enseignements de Feuerbach. Peu après sa conversion au socialisme uto- . pique, sous les auspices intellectuels de George Sand et Pierre Leroux, Biélinski exposa son nouvel idéal dans des termes prouvant clairement qu'ils dérivent de la « religion de l'humanité ». « Il n'y aura ni riches ni pauvres, ni rois ni sujets, écrivait-il à V. P. Botkine en septembre 1841 ; il y aura des frères, il y aura des hommes, et, selon le mot de l'apôtre Paul, le Christ transmettra son pouvoir au Père, et le Père-Raison régnera une fois de plus, mais cette fois-ci dans un Ciel nouveau et sur un monde nouveau. » Quatre ans plus tard, ses pensées sont tout autres : « Dans les mots " religion " et " Dieu ", dit-il avec son fanatisme habituel, je vois l'ignorance, les ténèbres, les chaînes et le knout - et à présent j'aime ces deux premiers mots autant que les quatre suivants. » Ainsi, Dostoïevski avait rencontré Biélinski exactement au moment où ce dernier subissait l'influence la plus forte de l'athéisme de Feuerbach, au moment où cette influence commençait à supplanter les doctrines d'inspiration religieuse professées par les socialistes utopiques français. Dostoïevski remarque précisément cette confluence de courants rivaux dans l'un de ses articles. Il rapporte une conversation au cours de laquelle Biélinski prétend que, si le Christ devait revenir sur terre, il serait consiBibliotecaGino Bianco . , • / LE CONTRAT SOCIAL déré a~ XIXe siècle comme le plus ordinaire et le- plus insignifiant des hommes. Mais lorsqu'une tierce personne présente (dont lé nom n'est pas précisé, ce qui ne fait qu'aiguiser notre curiosité, mais qui est peut-être bien Herzen), désapprouve le fait que le Christ soit ainsi déprécié et affirme que celui-ci prendrait immédiatement place à la tête du mouvement socialiste, Biélinski l'admet parfaitement. « Les moteurs de l'humanité que le Christ était prédestiné à rejoindre, écrit Dostoïevski, étaient alors les Français : en particulier George Sand, Cabet (aujourd'hui complètement oublié), Pierre Leroux et Proudhon qui venait juste alors de commencer sa carrière (...). Il y avait aussi un Allemand devant lequel il s'inclinait alors, Feuerbach (Biélinski, qui, de sa vie, n'avait été capable d'apprendre une seule langue étrangère, prononçait Fierbach). De Strauss, il parlait avec respect. » L'énoncé judicieux de Dostoïevski - qui rassemble ces noms tout en faisant une distinction entre eux - est très significatif : le Christ est avec les Français, non avec les Allemands. Et dans le propre état d'esprit de Biélinski apparaît clairement cette oscillation entre le concept initial d'un Christ « insignifiant » et, par la suite, l'opinion utopiste selon laquelle le Christ, dans le monde moderne, serait un leader socialiste. · Que Dostoïevski ait vigoureusement disputé avec Biélinski sur la religion, comme Granovski le faisait avec Herzen à peu près au même moment, ressort à l'évidence des quelques rares témoignages dont nous disposons. Dans l'article précité sur le retour supposé du Christ, qui est visiblement l'une des sources de la légende du Grand Inquisiteur, Dostoïevski dépeint Biélinski disant au troisième interlocuteur : « J'ai vraiment peine à le voir [Dostoïevski] ... Chaque fois que je me permets la moindre allusion au · Christ,. tout son visage s'altère comme s'il avait envie de pleurer. » Cette remarque s'explique dans une lettre du mois de mai 1871, où Dostoïevski parle de ces discussions plus librement qu'il ne pouvait le faire dans un écrit destiné à la publication. « Cet homme [Biélinski], dit- ·il à N. N. Strakhov, a insulté le christianisme en ma présence dans les termes les plus dégoûtants. » Une image plus aimable de ces discussions apparaît dans un fragment de la correspondance de Biélinski, plus exactement dans une invitation adressée à Dostoïevski en juillet 1845. « Dostoïevski, mon âme (immortelle) a soif de v9us voir », écrivait-il plaisamment. L'adjectif entre parenthèses est sans nul doute une allusion badine à l'un des sujets-clés de leurs conversations.
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