Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

J. FRANK sens, Dostoïevski était « socialiste » bien avant de rencontrer Biélinski, ainsi qu'un coup d'œil superficiel à son premier roman, Les f auvres Gens, suffit à le prouver. Aucun lecteur de George Sand non plus ne pouvait manquer d'être informé de l' « imminente régénération du monde » et de l' « immoralité » de la propriété privée, de la famille, et à tout le moins de l'Eglise officielle (mais non de la religion en soi). Sans parler du reste, les attaques continuelles des revues réactionnaires russes contre le « socialisme » de la littérature française du temps auraient suffi à donner une notion passablement exacte des principales doctrines socialistes. Cependant, ce qui probablement surprit et heurta Dostoïevski, ce fut de découvrir que Biélinski était à la fois un socialiste et un athée convaincu ( « il commença bientôt à m'entreprendre sur l'a théisme »). Sur ce chapitre, la consternation de Dostoïevski s'explique aisément. Le socialisme utopique était certes résolument anticlérical et il rejetait la morale chrétienne de l'ascétisme, qu'il tenait pour un habile stratagème inventé par les prêtres afin d'inciter les pauvres à se contenter de leur sort. Mais les premiers utopistes n'étaient rien moins qu'athées et antichrétiens par principe ; au contraire, ils étaient tous profondément religieux, tant dans leur inspiration que dans leurs aspirations. Saint-Simon, à la fin de sa vie, avait baptisé sa doctrine un « Nouveau Christianisme » établi sur le principe chrétien de l'amour, et l'école saint-simonienne avait tenté de fonder une nouvelle religion qui, bien que ses doctrines pussent être en contradiction avec la morale officielle, était considérée comme venant en droite ligne de l'inspiration divine. Fourier croyait à l'immortalité de l'âme ; l'axiome auquel il se référait sans cesse comme le fondement de tout son système était qu'un Dieu d'amour n'aurait pas doté l'homme de certains penchants s'il n'avait souhaité que ceux-ci soient satisfaits. L'ex-saint-simonien Pierre Leroux, dont les idées mystagogiques bénéficiaient d'une vaste diffusion grâce aux romans de son disciple George Sand, croyait en une « religion de l'humanité » dont le dogme essentiel était l' « égalité » et qui avait pour objet de synthétiser les enseignements de Jésus-Christ et de Robespierre. Dostoïevski lui-même dit justement que, au début des années 40, « le socialisme qui alors venait à peine de naître était comparé au christianisme par certains de ses chefs eux-mêmes, voire assimilé à une modification, à une amélioration de ce dernier pour l'adapter au siècle de la civilisation ». Tel était Biblioteca Gino Bianco 13 le socialisme avec lequel Dostoïevski était déjà familiarisé, le socialisme qu'il avait personnifié dans Les Pauvres Gens, le socialisme qu'il s'attendait indiscutablement à voir accepter, corps et âme, par Biélinski. II ENTRE 1841 ET 1845, cependant, une autre influence intellectuelle avait commencé à se manifester dans le petit groupe de l'intelligentsia extrémiste que Dostoïevski ne connaissait pas encore et dont il devait ignorer les discussions en privé et les spéculations. Il s'agissait de l'hégélianisme de gauche, lequel commençait alors sa carrière féconde (qui devait culminer plus tard dans le matérialisme historique de Karl Marx) par une critique pénétrante et impitoyable de la religion. Dans cette campagne de l'hégélianisme de gauche, le premier coup de canon fut tiré en 1835 par D. F. Strauss avec sa Vie de Jésus, l'un des quelquès livres empruntés par Dostoïevski à la bibliothèque de Pétrachevski. Pour Strauss, les dogmes chrétiens n'ont rien à voir avec la vérité historique et ne peuvent être tenus que pour des « mythes ». En 1841, L'Essence du christianisme de Ludwig Feuerbach, beaucoup plus radical dans sa sécularisation du divin, souleva un enthousiasme encore plus grand. Partant du concept hégélien de l' « aliénation », Feuerbach soutenait que l'idée de Dieu et les dogmes de la religion sont l'expression de la propre essence de l'homme en tant qu'espèce (et non pas en tant que tel ou tel individu isolé), idée considérée sous l'aspect de la perfection et objectivée en tant que prétendu Etre suprême. La religion, pour Feuerbach, est aussi objectivement nuisible, puisqu'elle cache à l'homme les véritables perfections de sa nature et l'empêche d'œuvrer pour atteindre le véritable accomplissement de ses potentialités divines. Biélinski entendit parler du livre de Feuerbach en mars 1842, presque immédiatement après sa publication (cela prouve avec quelle attention l'avant-garde russe suivait l'évolution en Europe), et quelques chapitres furent traduits à son usage personnel. Herzen, alors très proche de Biélinski, en entendit parler à peu près en même temps et se fit aussitôt son propagandiste. P. V. Annenkov, dans La Décennie mémorable, situe · le zénith de l'influence de Feuerbach en Russie aux environs de 184 5, l'année même où Dostoïevski rencontra Biélinski. « On peut affirmer à coup sûr,

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