Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

12 Malgré les nombreuses contradictions ,relevées· ici et là dans la version de Dostoïevski par les travaux d'érudition russes, on n'a pour ainsi dire pas essayé d'explorer en détail les relations du romancier avec Biélinski à partir de l'arrière-plan culturel de l'époque. Les spécialistes soviétiques ont certes consacré beaucoup d'attention à cet épisode capital de l'histoire littéraire de leur pays ; mais ils sont plus soucieux de glorifier Biélinski, l'une des divinités majeures du panthéon révolutionnaire de la Russie, que de comprendre Dostoïevski. Pour ·l'essentiel, ces spécialistes se contentent d'amplifier les effets « bénéfiques » du socialisme de Biélinski sur Dostoïevski, de faire remonter les éléments « valables » dans les romans ultérieurs de Dostoïevski, qualifiés de réactionnaires, aux vestiges ténus de cette tutelle· salutaire. En outre, lesdits critiques estompent délibérément les nuances de différenciation idéologique entre les diver·s membres de l'intelligentsia des années 40, cela pour donner l'impression d'un mouvement révolutionnaire monolithique (quoique prémarxiste). Il reste ·donc à clarifier les rapports exacts entre Dost61evski et Biélinski, ce qui permettra peut-être de jeter un regard neuf sur les complexités de la formation spirituelle du romancier. I D EUX IMAGES DIFFÉRENTES de Biélinski apparaissent dans les souvenirs de Dostoïevski. L'une est celle du critique qui consacra sa vocation en tant qu'écrivain ; et quelle qu'ait été, par la suite, la haine venimeuse dont il fit montre pour l'influence exercée par Biélinski sur la culture russe, Dostoïevski n'oublia jamais la dette contractée envers la voix puissante qui, la première, avait proclamé son génie. Parmi les très nombreux tributs payés à la mémoire de Biélinski dans les annales des lettres russes, aucun n'est plus ardent, plus émouvant que le rappel de ce qu'avait été pour lui l'ivresse de leur première rencontre. « Je quittai sa maison en état d'extase », écrira Dostoïevski en 1877. « Je m'arrêtai au coin de la rue, je regardai le ciel, la claire journée, les passants, et je sentis de tout mon être que je venais de vivre un moment prodigieux, que ma vie avait été transformée à tout jamais, que quelque chose d'entièrement nouveau venait de commencer - quelque chose que je n'avais pas prévu jusque dans mes rêves les plus fous. (Et pourtant j'étais alors un rêveur passionné.) » Ce fut, ajoute-t-il, « le moment le plus magnifique de ma vie ». ~ibrioteca (3ino Bianco -4 ~ LE CONTRAT SOCIAL A côté de ce portrait, cependant, nous en trouvons un autre dans les pages autobiographiques et les lettres de Dostoïevski. Celui d'un mauvais génie naïf, accablant, tempétueux et moralement pur, dont l'influence conduit Dostoïevski (et· pas seulement lui) sur le chemin de la· perdition. « Je n'exagère nullement, écrivait Dostoïevski en 1873, lorsque je parle de l'ardente inclination qu'il [Biélinski] avait pour moi, au moins dans les premiers mois de notre amitié. » Tout ce que nous savons par d'autres sources confirme ce récit ; et ce que nous connaissons du caractère de Biélinski nous incite également à ajouter foi aux paroles de Dostoïevski quand il affirme que Biélinski « entreprit immédiatement, avec l'ardeur la plus naïve, de me convertir à sa foi ( ...). Je découvris qu'il était un socialiste convaincu, et il commença bientôt à m'entreprendre sur l'athéisme. » Dans un autre essai écrit la même année (1873), Dostoïevski brosse en gros un tableau identique, ajoutant des précisions sur la « foi » de Biélinski : « Vers 1846, j'avais été initié par Biélinski à la vérité de cette imminente régénération du monde et du caractère sacré de la future société communiste. Toutes ces convictions relatives à l'immoralité des institutions (chrétiénnes) les plus sacrées de la société moderne - l'immoralité de la religion, de la famille, l'immoralité du droit de _propriété, - toutes ces idées tendant à la suppression des nationalités au nom de la fraternité universelle, laquelle exigeait de l'individu qu'il méprisât sa pat.rie. comme faisant obstacle à l'évolution, etc., c'étaient des influences que nous ne pouvions surmonter et qui, au contraire, s'emparaient de nos cœurs au nom de je ne sais quel principe de grandeur. » Biélinski se voit ainsi attribuer le rôle d' « initiateur » à toutes ces doctrine~· qui conduisirent Dostoïevski à son arrestation; à son emprisonnement et à sa déportation, doctrines qu'il embrassa après avoir répudié le-Christ. « Pendant la dernière année de sa vie, dit-il avec assez de précision, je n'allai pas le voir une seule fois [Biélinski mourut en mai 1848] ... Il m'avait' pris en aversion, mais je suivais alors avec passion tous ses enseignements. » La première remarque à faire est assurément que Dostoïevski n'était sans doute pas, à l'égard du « socialisme », le néophyte innocent qu'il prétend être. A ce moment-là, spécialement en Russie, le socialisme n'était guère que le sentiment que la liberté politique était insuffisante, qu'il fallait redistribuer la richesse en faveur des nécessiteux et des opprimés. En ce

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