Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

•• DOSTOIEVSKI ET LES SOCIALISTES par Joseph Frank DANS LA VIE de Dostoïevski, nulle rencontre n'est plus importante que celle qui, en mai 1845, le met en présence du personnage fantasque, passionné et dominateur que fut le critique Vissarion G. Biélinski. « Le Vissarion furieux », ainsi que l'appelaient ses amis, était beaucoup plus qu'un simple critique littéraire dans la Russie des années 40. Il concevait sa critique, presque par nécessité, comme un instrument destiné à la propagation des lumières. Dans une société où nulle expression libre de l'opinion n'était tolérée, il trouva le n1oyen, grâce au flot continu de ses articles et comptes rendus, de servir de point de ralliement aux griefs qui agitaient le cœur des Russes de l'intelligentsia. Biélinski devait à coup sûr une bonne part de son influence à sa vivacité d'esprit et à une réceptivité lui permettant de déceler la moindre trace de mécontentement dans les productions littéraires de la génération montante. Il la devait aussi à ses efforts généreux pour reconnaître le talent et lui venir en aide partout où il le découvrait. L'un de ces talents, qu'il salua immédiatement avec enthousiasme, était celui de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski. Les circonstances extérieures de la rencontre entre les deux hommes, décrite par Dostoïevski lui-même dans son Journal d'un écrivain, sont bien connues. Le jeune auteur qui cherche à percer, qui remet timidement à son ami Nékrassov le précieux manuscrit de son premier roman, Les Pauvres Gens ; la visite joyeuse et bruyante au logement de Dostoïevski, à quatre heures du matin, de Nékrassov et Grigorovitch qui ne peuvent réfréner leur enthousiasme pour ce nouveau chef-d'œuvre ; la promesse de mettre le manuscrit sous les yeux de Biélinski par l'intermédiaire de Nékrassov, protégé du critique ; enfin, les adjurations prophétiques à rencontrer le grand homme lui-même et l'émotion Biblioteca Gino Bianco de recevoir l'accolade du personnage le plus puissant des lettres russes. Tout cela a été redit cent fois dans l'interminable déferlement de la littérature biographique consacrée à Dostoïevski ; il était donc parfaitement inutile de refaire mal, et qui plus est en détail, ce que Dostoïevski a fait lui-même magnifiquement avec le génie mordant d'un grand romancier. Or, si les faits essentiels de cette rencontre sont bien établis et si leur sens ne prête à aucune équivoque, on ne peut en dire autant de ce que Dostoïevski rapporte de l'influence exercée par Biélinski sur son propre dévelo9pemen t intellectuel et spirituel. Dostoïevski a toujours attribué une importance extrême à cette influence, et il y revient sans cesse dans son Journal d'un écrivain ; mais plus on examine ses explications, plus elles deviennent incertaines, voire sujettes à caution. Dostoïevski prête à Biélinski, au moment de leur rencontre, des idées et des opinions que celui-ci ne professait pas alors ou qui ne furent mên1e jamais les siennes (ainsi, par exemple, de sa croyance en la « suppression des nationalités » ). Et tandis que dans un article Dostoïevski souligne la parenté entre le socialisme et l'athéisme dont Biélinski lui a fait prendre conscience, dans un autre il explique que pour la grande majorité de l'intelligentsia libérale et extrémiste des années 40, le socialisme utopique était considéré comme un « progrès » plutôt que con1me un succédané du christianisme. Le plus grave, c'est qu'il laisse le lecteur complètement dans l'ignorance de ce qu'il était lui-même lorsqu'il rencontra Biélinski, mis à part le portrait idyllique qui fait de lui un « rêveur ». A ce propos, corn- • , • ) A • ment croire serteusement qu un « reveur » ait pu écrire Les Pauvres Gens, que Biélinski appelait à juste titre le premier roman « social » russe ?

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