Le Contrat Social - anno X - n. 1 - gen.-feb. 1966

TRADITION ET CULTURE DE MASSE par Manès Sperber La tradition LA NOTION et le terme même de tradition sont relativement récents. Dans les sociétés primitives et les civilisations primaires, on n'emploie guère ce mot dans l'acception actuelle. L'ensemble des contenus et des formes transmis n'apparaît nullement comme un héritage du passé, mais comme un perpétuel présent, une continuité hors du temps. Hormis le domaine religieux, la notion de tradition ne se conçoit qu'aux époques où sa domination sur les esprits se trouve ébranlée ou lorsqu'une menace pèse sur la continuité sociale et morale. C'est au moment où elles courent le danger d'être débordées par des forces neuves, ou de se voir enlever le pouvoir par celles-ci, que les classes dominantes affirment invariablement le caractère sacré de la tradition qu'elles auraient reçu - prétendent-elles - la mission de maintenir. Dès qu'une nouvelle génération résiste à la pression de l'autorité et insiste pour choisir sa voie en fonction de sa volonté et de son expérience propres, la génération aînée s'empresse de lui opposer des traditions d'une portée plus générale, religieuses, nationales ou d'us et coutumes. LA CONSCIENCE d'une société sans écriture est essentiellement déterminée par la mémoire des anciens. La gérontocratie élève en dogme le fond et les formes, car l'autorité des anciens s'exprime par la suprématie du dogme. Là où le passé : sa gloire, ses crimes, ses enseignements et ses avertissements, ne se mainBiblioteca Gino Bianco tient que grâce à la mémoire des survivants, apparaît généralement le sentiment que la progression du temps a aussi peu d'importance que le frémissement de l'eau sur un étang. Pour une société magique, animiste, la mort n'a pas la même signification que pour nous et elle interprète à faux la procréation. Cela aussi explique pourquoi, malgré la succession du jour et de la nuit ou des saisons, le temps demeure imip.obile, clos sur lui-même comme un espace confiné. L'économie d'appropriation (cueillette, pêche, chasse) ne connaît guère cette génération rebelle qu'est la jeunesse. Dès qu'ils ont franchi leur dixième. année, les enfants savent à peu près tout ce qu'il y a à apprendre. Sans autre transition que les cérémonies de la puberté, ils entrent dans le monde des adultes. · Rappelons à ce propos qu'en tant que génération à part, la jeunesse apparaît seulement dans les civilisations développées où les années d'enfance ne suffisent plus pour apprendre tout ce que le niveau de vie sociale implique de savoir et d'habileté manuelle. Il est indéniable que la société industrielle assure la plus longue période de jeunesse, fût-ce aux enfants de parents non privilégiés. ..*,,. DANS LA MESUREmême où les techniques de la transmission impersonnelle assurent une durée aux souvenirs du groupe (famille, tribu, peuple, etc.), les humains font l'expérience d'un temps mobile aussi bien que moteur. La tradition écrite, sous forme d'épopées, d'annales ou de chroniques, provoque dans les générations postérieures une première prise de conscience de l'histoire, encore en partie mythique ; la volonté de la tradition est ainsi rationalisée et renforcée, mais en même temps les

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